Un Cary Grant en mari criminel est-il seulement pensable ? Pour Joan Fontaine, cela ne fait aucun doute. Et pourtant : le célèbre verre de lait est-il vraiment empoisonné ?
Le pitch
Dans un train, Lina McLaidlaw fait la rencontre de Johnnie Aysgarth, prétendu nanti dont elle s’éprend et avec lequel elle se marie sans demander l’avis de ses parents. Bientôt, le caractère de l’époux se révèle épineux : sans aucune fortune personnelle comme il s’en vantait pourtant, ce dernier n’a en plus de cesse de jouer sans compter, si bien que Lina menace de le quitter. Dans le sillage de la mort de son père, la jeune femme se met à soupçonner Johnnie – menteur incorrigible – d’être un assassin…
Pourquoi c’est un incontournable (à voir ou à revoir)
Parce que Joan Fontaine et Cary Grant.
Ce qu’il y a d’intéressant dans « Soupçons », c’est que le héros n’est pas incarné par Cary Grant comme l’on pourrait s’y attendre, mais par Joan Fontaine - du reste, l’acteur repassera ensuite au premier plan devant la caméra du maître du suspense pour « Les Enchainés », « La main au collet » et « La mort aux trousses » Ainsi, Hitchcock retrouve l’actrice pour la seconde fois après l’avoir dirigée quelques mois seulement auparavant dans « Rebecca ».
L’habileté d’Hitchcock à glisser de la comédie sentimentale au drame macabre s’avère un modèle du genre.
La Hitchcock touch’
Le génie d’Hitchcock avec « Soupçons », c’est de nous faire continuellement – à nous, spectateur – assister à l’histoire du strict point de vue de Lina. Or, celle-ci fait quelque part de son époux l’un des innombrables faux coupables de l’univers hitchcockien. Résultat, notre regard se voit constamment mené vers des conclusions erronées. Pire : l’imagination de Lina, perçue à l’écran de manière subjective, devient une réalité tangible. Si bien que certaines scènes révèlent finalement des choses n’ayant jamais lieu autre part que dans l’esprit torturé de l’héroïne (jusqu’à la mort d’un protagoniste). De fait, impossible par exemple dès lors de ne pas croire le verre empoisonné par Johnnie, ou la promenade en voiture susceptible de finir intentionnellement dans un ravin.
La scène mythique de la montée de l’escalier de Johnnie, verre de lait à la main, donne une impression étrange. Cela n’a certes rien de si étonnant en matière d’atmosphère lorsque l’on sait qu’il est question des fantasmes déformés de Lina. Toutefois, un tel rendu fantastique n’aurait été possible sans un petite astuce de réalisation : Hitchcock a pour ce plan fait mettre une lumière directement dans le verre de lait afin d’en rehausser la brillance.
Le caméo d’Hitchcock se trouve à la 45ème minute : on le distingue en train de poster une lettre.
L’analyse
Ce qu’il faut conclure au rapport résolument sceptique (un peu comme dans « Les 39 Marches ») qu’entretient Lina à l’égard de Johnnie, c’est sans doute qu’elle ne ressent pas autant d’amour envers lui qu’elle ne se l’imaginait. Sous cet angle plus psychanalytique, son mariage échappe finalement au déterminisme sentimental pour glisser dans le ressentiment : les noces ne sont alors seulement qu’une façon de fuir sa famille, et surtout l’emprise de son père.
Comme dans quelques autres de ses films, Hitchcock ne se révèle pas toujours très tendre avec la gent féminine. Car si son personnage apparaît coiffé les cheveux tirés en arrière et avec des lunettes, c’est pour mieux souligner sa condition de femme célibataire échouant jusqu’ici à se marier, sans compter sa frustration sexuelle latente. Lina entend d’ailleurs à un moment ses parents reprocher cet état de fait. Ainsi, l’héroïne se rapproche en cela un temps du personnage de Marnie (« Pas de printemps pour Marnie », 1964) – lequel préfère s’entourer de chevaux que d’hommes, et s’imagine du reste que leur passer un mors aux dents suffit à les dresser.
Reste que cette incompréhension fait office d’épreuve : à la fin, Lina échappe à ses doutes au gré d’une catharsis, et peut enfin éprouver de l’amour pour son mari. Mais pour cela, lui aura-t-il fallu surmonter des soupçons immodérés. Pour Hitchcock, l’amour semble précisément impossible sans quelques afflictions préalables.
La genèse
Comme avec Ivor Novello pour « Les Cheveux d’or », Hitchcock rencontra un problème avec Cary Grant au moment d’articuler le scénario de « Soupçons » : il lui fut impossible de faire de la star un meurtrier. Ce qu’il aurait pourtant du être au regard du roman ( « Préméditation », de Francis Iles, alias Anthony Berkeley) dont est tiré le film. Or, tout comme pour « Les Cheveux d’or », cette limite n’en est finalement pas une : d’une part parce que cela permet au réalisateur de poursuivre son obsession du faux coupable, d’autre part dans la mesure où l’histoire n’est plus seulement celle d’un séduisant criminel dont l’épouse comprend petit à petit sans équivoque la nature criminelle, mais celle d’un homme impalpable.
À l’instar de « Rebecca », Hitchcock se montre critique envers « Soupçons », dont il déplore le recours perpétuel aux décors reconstitués en Amérique pour feindre les paysages anglais. Nostalgie de l’Angleterre natale.