Le nec plus ultra d’Hitchcock en noir et blanc réuni dans un mélodrame déguisé en film d’espionnage. Au programme, un baiser de 2 minutes 30 entre Ingrid Bergman et Cary Grant, mais avant ça : une chasse aux nazis et un échantillon d’uranium.
Le pitch
Alicia, fille d’un espion nazi, semble noyer la faute de son père dans la débauche et l’alcool. Lors d’une soirée qu’elle organise, un espion américain du nom de Devlin lui suggère de collaborer avec les États-Unis afin de réhabiliter son nom. Pour ce faire, elle se marie donc avec un ex ami de son père (Alexander) pour l’espionner. Pendant ce temps, l’amour que Devlin et Alicia ressentent l’un pour l’autre reste lettre morte, chacun d’eux n’osant l’avouer. Mais quand la mission d’Alicia est mise au jour, son époux cherche à l’empoisonner…
Pourquoi c’est un incontournable
D’aucuns voient en « Les Enchaînés » le meilleur film d’Alfred Hitchcock en noir et blanc. Pourquoi ? Peut-être par son scénario très construit, son épure et sa modernité. Quoi qu’il en soit, ce qui démarque le film par rapport aux précédents du maître, c’est son recours à un minimum de ressorts et ingrédients pour un effet maximal. Point de déluge d’éléments et moyens, mais juste des bonnes idées qui font mouche au bon moment.
Il y a deux objets charnières cultissimes dans « Les Enchaînés » : une fausse bouteille de vin et une clé. Ne serait-ce que pour ces deux ingrédients de génie, le film en vaut mille autres.
Le génie absolu dans « Les Enchaînés », c’est également l’usage du suspense. Si comme toujours chez Hitchcock, le spectateur sait très vite que les méchants connaissent le pot-aux-roses (sans pour autant que les héros en soient conscients), cette attente face à la fatalité se montre insoutenable. Un brio qui tient au rythme incomparable du film, qui fonctionne par petites touches. Pas de meurtre radical au programme, mais au contraire un long supplice millimétré.
Voir ou revoir « Les Enchaînés », c’est enfin apprécier l’un des couples les plus essentiels de l’aventure Hitchcock : Ingrid Bergman et Cary Grant, qui réalisent d’ailleurs en clôture l’un des plus longs baisers de l’histoire du cinéma (2 minutes et 30 secondes). Notons que dans l’optique de contourner la censure (le code Hays imposait qu’un baiser ne puisse excéder 3 secondes), Hitchcock fit en sorte que les deux sex-symbols dialoguent bouche contre bouche, tout en multipliant régulièrement des petits baisers de deux secondes. Une scène que les deux acteurs trouvèrent bien difficile à jouer sans glisser dans l’artifice.
La Hitchcock touch’
Ici, le MacGuffin est un échantillon d’uranium caché dans une bouteille de vin. Un prétexte à la fois palpable et visuel… mais aussi tout ce qu’il y a de plus politiquement incorrect pour l’époque (projet Manhattan oblige) – ce qui n’était pas pour déplaire à Hitchcock, lequel cherchait toujours une occasion pour en découdre avec la censure.
Hitchcock donne vie à des méchants subtils – Claude Rains, notamment, aussi brillant que le Joseph Cotten de « L’Ombre d’un doute ». Il faut dire que leur perfidie ne s’exprime jamais de façon brutale mais au contraire raisonnable – ce qui s’avère pire, sans doute. Particulièrement calculateurs, calmes et humains, ils provoquent la peur mais tout en ressentant eux-mêmes ostensiblement une certaine crainte.
Le caméo d’Hitchcock se trouve à la 65e minute : on voit le cinéaste boire un verre de champagne à la soirée organisée chez Alexander Sebastian.
L’analyse
« Les enchaînés » suit la trajectoire de personnages enchaînés à leur passé, un passé trouble et innommable – à commencer par celui d’Alicia.
De manière plus triviale, « Les enchaînés » raconte l’histoire d’un homme épris d’une jeune femme qui, dans le cadre d’une mission officielle, couche avec un homme avec lequel elle est obligée de se marier. Bref, c’est une trajectoire quasi en forme de triangle amoureux : deux hommes épris de la même femme.
Sur un axe plus général, c’est également l’éternelle contradiction entre l’amour et le devoir. Alors que Devlin (« Devil in », allusion à son rôle ambiguë) doit nécessairement de par sa mission pousser Alicia dans le lit d’Alexander, sa tristesse est infinie. Tout comme Alexander, contraint d’empoisonner cette dernière alors qu’il l’aime tendrement. De fait, « Les Enchaînés » cache probablement sous son récit d’espionnage l’un des plus grands mélodrames.
Si le scénariste Ben Hecht désirait faire du long-métrage un film politique, force est de constater que « Les Enchaînés » doit d’abord se lire comme une œuvre d’art. Rappelons d’ailleurs que pour Hitchcock, l’art passait avant la démocratie. Loin de lui, donc, l’idée de faire de son film une œuvre résolument politique – même si les images insoutenables des camps de concentration qu’il visionna en 1945 eurent sans aucun doute un rôle déterminant sur lui pour l’écriture du long-métrage, à charge contre les nazis réfugiés en Amérique du sud.
La genèse
Hitchcock a l’idée du MacGuffin-uranium en 1944, soit un an avant Hiroshima. Bien que la réalité de la bombe atomique soit alors encore très abstraite et confidentielle, le réalisateur est informé par des proches que des savants américains travaillent sur un projet secret au Nouveau-Mexique. De même, il sait que les Allemands effectuent des essais analogues en Norvège. Dès lors, le MacGuffin-uranium lui semble tout trouvé et pertinent.
Problème : son producteur David O. Selznick prend peur et revend quelques jours plus tard tout le film à la RKO (manière aussi pour lui de rembourser les dépassements du film « Duel au soleil », de King Vidor). Il faut dire que le FBI, inquiet à l’idée qu’un long-métrage fasse allusion au projet Manhattan via des barres d’uranium, désapprouvait ouvertement l’intrigue. Mauvais calcul néanmoins pour Selznick : « Les Enchaînés » rapporta 8 millions de dollars net pour un budget de 2 millions.
Mentionnons qu’après avoir posé quelques questions, dans le cadre de la préparation du film, au sujet de la bombe atomique (notamment concernant la taille qu’elle pourrait avoir) à l’un des plus prestigieux chercheurs de l’époque (Miliken, de l’école polytechnique de Pasadena), Hitchcock fut aussitôt surveillé par le FBI trois mois durant.