- Auteur : Mary Higgins Clark
Quand un auteur reconnu meurt, il est commun de s’attarder sur les faits saillants de sa vie, d’égrener des chiffres - récompenses ou chiffres de vente - qui en viennent parfois à perdre leur sens. Et l’on oublie l’essentiel : de quoi Mary Higgins Clark était-elle le nom ?
Pour le lecteur contemporain, il est assez facile de se laisser aller au jugement anachronique, de jauger de manière péremptoire un auteur à ce qu’il représente à la fin de sa carrière. Non, Mary Higgins Clark n’est pas uniquement cette vieille femme au brushing impeccable, abonnée depuis des temps immémoriaux aux listes de bestsellers, lue par des hordes de lecteurs non-identifiables, un auteur qu’on dédaigne uniquement parce qu’on ne l’a pas lu.
Non, on ne devient pas l’un des auteurs les plus lus dans le monde, on ne vend pas des centaines de millions de livres sans raison et c’est une enquête que l’on vous propose de mener. Son but ? Comprendre les raisons de cette incroyable réussite. Si l’on devait résumer la trace que laissera Mary Higgins Clark dans l’histoire du polar, on pourrait se risquer à une hypothèse : cette femme était à la croisée de plusieurs chemins qui ne pouvaient mener qu’au succès.
La première route, la plus évidente et la plus classique, c’est son amour précoce pour les mots et ce qu’ils peuvent décrire. Elle s’essaie à l’écriture très tôt mais ne connaît ses premiers (grands) succès que tardivement avec La maison du guet (1975) ou La nuit du renard (1977). Jusqu’à ses derniers jours - quand écrire n’était clairement plus une nécessité financière - Higgins Clark restait une passionnée du récit, de ce que cela pouvait raconter de soi et de ses émotions. Cette touche personnelle et affective est d’ailleurs l’un des piliers de ses écrits.
La seconde voie, celle qui fait le substrat de l’auteure, le support permanent de son inspiration, c’est une vie personnelle constamment émaillée de malheurs à qui elle opposa, avec une énergie rare presque farouche, un sens de l’effort hors du commun. Fille de la Grande Dépression (elle est née en 1927), de nombreux drames familiaux vont marquer son enfance et son adolescence, générant un sens de la fatalité probablement propice à l’imagination : chez Mary Higgins Clark, le pire peut toujours arriver. Conséquemment, ses récits se focalisent souvent sur le point de bascule et ce qu’ils génèrent.
Sa vie d’adulte semble toujours recouverte d’un voile de drame puisque Mary se retrouve brusquement veuve à 35 ans, avec cinq enfants à charge. En véritable mère courage, elle abandonne son emploi d’hôtesse de l’air pour redevenir dactylo, réservant sa passion d’écriture à l’heure des laudes, avant de mener ses enfants à l’école. Si la pratique constante et la ténacité polissent l’écrivain, difficultés et efforts stimulent son imagination.
Mais c’est quand le succès survient que se révèle un troisième élément fondamental de son incroyable longévité : Mary Higgins Clark est une pionnière de « l’industrialisation » du suspense à une époque ou cela n’est pas encore connoté trop négativement. Elle capitalise sur son succès en écrivant régulièrement, avec une qualité quasi constante, entretient brillamment son image, devient progressivement l’une des premières « marques » du polar. En France, c’est elle qui inaugure la collection Spécial Suspense d’Albin Michel, amenée à vivre de beaux jours. On retient parfois sa fin de carrière et ses « diversifications » inégales avec sa fille Carole ou l’écrivain Alafair Burke, mais c’est oublier une trentaine de romans qui préfigurent le succès des séries policières télévisuelles.
Le quatrième ingrédient qui fait le creuset Higgins Clark est cette capacité à vivre par et pour ses lecteurs. Son éditeur de longue date, Michael Korda, le résumait assez bien : « elle comprenait [ses lecteurs] comme s’ils étaient des membres de sa propre famille. Elle savait avec certitude ce qu’ils voulaient lire, et ce qu’ils ne voulaient pas lire. Et pourtant elle réussissait à les surprendre à chaque nouveau livre. » Miroir réfléchissant de son lectorat, Mary écrivait ce qu’Higgins Clark voulait lire, en prenant néanmoins bien soin de laisser travailler l’imagination de ses lecteurs. Mi-Hitchcock, mi- Christie, à sa manière.
Millionnaire, traduite en de multiples langues, adaptée au cinéma à la télévision, Mary Higgins Clark fait preuve de son incroyable énergie et de sa résilience en reprenant tardivement des études, devenant diplômée de philosophie à 50 ans, avant de recevoir tous les honneurs : présidente du prestigieux Mystery Writers of America puis de l’International Crime Congress, preuves incontestables de son titre, désormais reconnu internationalement, de « reine du suspense ».
On pourra rétorquer à bon droit que le succès ne fait pas la qualité. Oui, c’est vrai. On vous invite alors à lire, si le cœur vous en dit, deux titres déjà cités, La maison du guet, classé comme l’un des cent meilleurs romans policiers de l’histoire par la célèbre association des Mystery Writers of America ou La nuit du Renard, le roman de la consécration française, qui reçut le prestigieux Grand prix de littérature policière en 1980. Pour vous faire votre avis.
Et, pour conclure l’enquête menée ensemble, de quoi Mary Higgins Clark était-elle finalement le nom ? Sur la forme, on a envie d’écrire que c’était la première auteure de bestsellers modernes, une grande « industrielle » du polar. Sur le fond, c’est un talentueux écrivain du drame familial, des traumatismes de l’enfance, de la tension psychologique et des peurs universelles. Vous admettrez que c’est déjà beaucoup.