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Petite histoire du polar, épisode 9 Frédéric Dard alias San-Antonio, l’art génial de décaler les sons

Frédéric Dard occupe une place à part dans l’histoire du polar. On pourrait s’intéresser aux chiffres, et ils sont nombreux à être flatteurs : à titre d’exemple on ne lui connaît qu’un maître en termes de ventes de livres chez les écrivains francophones, en la personne de Georges Simenon. Mais le berjallien et ses 200 millions de volumes écoulés n’a pas à rougir face aux 550 millions de l’inaccessible géant liégeois.

Mais ce serait limiter Dard, au nom prédestiné, à bien peu de choses… On peut estimer qu’il a révolutionné le polar, en creusant de nouveaux sillons, ceux du verger des Muses, affranchis du classicisme, du hard boiled et du polar psychologique ; en effet, si Dard s’inscrit dans la lignée du polar déjanté et du roman noir, il le fait en asticotant et libérant la langue, en modifiant profondément le rapport auteur/lecteur, en magnifiant la verdeur « gauloise » chère à Rabelais.

Son apport à l’imaginaire collectif et à la langue française est considérable.
De quoi Dard est-il le nom ? Pour ceux qui l’ont jamais lu, peu de choses, et s’il est associé voire confondu avec San-Antonio (entretenu en cela avec malice par l’auteur), viennent au mieux quelques clichés, véhiculés par certaines couvertures de ses romans, volontiers perçues comme sexistes et vulgaires. Impression pas totalement incongrue et imméritée, mais pourtant trompeuse. Pour ses lecteurs assidus, « San-A » est un génie de la langue, un polisson qui polissait les sons, un inventeur de mots formidable.

Comment, alors, (bien) lire San-Antonio ? Deux solutions : tomber dedans pour ne plus en ressortir, ou s’initier en douceur au « style Dard », plus complexe que son image ne le laisse paraître. Voici quelques éléments pour l’appréhender, en abordant uniquement son Magnum opus, la série des aventures du commissaire San-Antonio.

Car c’est bien là le premier point à avoir en tête, l’aspect sériel de son œuvre, qui compte 184 aventures. S’ils sont réputés lisibles indépendamment les uns des autres, à raison, l’évolution des personnages, du style et des priorités de Dard rendent « imbitables » aux non-initiés les romans parus après les années 1980. Il est donc conseillé de commencer par lire les « Spécial Police », du nom de cette célèbre collection de l’éditeur Fleuve Noir qui publia les premières aventures du commissaire, longtemps indissociables des couvertures illustrées façon « film noir » de Gourdon.

Le contenu des romans a en effet considérablement évolué au fil de cinq décennies. Dans ses cinq premières aventures, notamment Réglez-lui son compte paru chez un autre éditeur (1949), puis Laissez tomber la fille (1950), qui débute sa longue collaboration avec Fleuve Noir, Antoine San-Antonio est encore marqué par la guerre. Il retrouve ensuite pleinement son rôle de commissaire « classique ». Les premiers ingrédients du succès sont là, titres provocateurs, personnage de dur-à-cuir et « belles pépés » inspirés du roman noir américain et langue truculente et colorée, faite d’argot, d’humour et de métaphores savoureuses.

Mais le succès public n’est pas encore là et Dard est rétif aux demandes de « Fleuve » d’accélérer le rythme des parutions. Cette insistance éditoriale aura pourtant un rôle primordial dans son succès : mis à la tâche, Dard, qui déborde d’idées, et dont la gouaille naturelle s’accorde bien à un flux continu d’écriture, va se révéler un créateur hors-pair, grâce à ses personnages charismatiques et ses trouvailles langagières.

L’univers san-antonien déborde en effet de personnages marquants parmi lesquels quatre se détachent particulièrement : le commissaire San-Antonio, narrateur de ses propres aventures, archétype du bel homme, malin et sûr de lui, prêt à « buter » les canailles, rebouter la langue française et culbuter les belles ; Bérurier, qui apparaît pour la première fois dans l’opus n°7, Des clientes pour la morgue, aux mille surnoms, le fidèle second, tout en démesure, « hénaurme », sale, répugnant, inculte et lui aussi porté à la gaudriole d’autant qu’il est « fabuleusement doté » par la Nature ; Pinaud, qui apparaît dans Deuil express, le n°13, vieil inspecteur fébrile et sénile, lui aussi moqué par le commissaire, qui lui voue néanmoins une grande tendresse ; et Berthe Bérurier, dite « BB » comme une autre égérie de ces années, femme d’icelui, aussi démesurée, ignare et ignoble que son mari.

S’ajoute une myriade de personnage « secondaires » haut-en-couleurs : Félicie, le roc maternel ; Achille, l’intraitable chef de la police ; Mathias, le « rouquemoute » enflammé qui gère les Services Techniques ; Marie-Marie, la « Musaraigne », nièce de « Béru » et femme d’une vie pour le commissaire ; Toinet, le fils et le successeur (comme pour l’auteur !) ; Jérémie Blanc, le balayeur devenu flic ; Hector, le cousin désespérant ; le coiffeur-cocufieur Alfred... Ce groupe affine et enrichit la galaxie san-antoniesque.

Mais c’est sa faconde qui embarque irrésistiblement les lecteurs dans l’univers de San-Antonio, et qui en fait à la fois un auteur ultra-populaire et étudié par des universitaires. Frédéric Dard maîtrise et joue avec les mots, avant tout pour faire rire son lecteur, qu’il surprend par ses trouvailles : la désinvolture du récit est l’occasion d’user d’un argot populaire et « vintage » avant l’heure, de calembours devenus cultes, de formules de styles inattendues, de contrepèteries savoureuses, de néologismes (Dard aurait inventé 10 000 mots), de parodies délirantes, de références érudites détournées. Bref, Dard est un artisan des lettres qui entretient un dialogue tout en clins d’œil grivois avec son lecteur.

La série va connaître une suite de changements qui vont progressivement la rendre moins universelle, malgré son succès. En 1970, dans une France en plein bouillonnement, les couvertures « à la papa » de Gourdon, qui paraissent trop ancrées dans les décennies précédentes, laissent place à de nouveaux illustrateurs (Jacono puis Bren), puis à la photographie en 1972, à partir de l’opus 79. Retour en 2001 à des illustrations, plus clivantes mais reflets de ce qu’est devenue la série.

Dans les années 80, au faîte de son succès d’édition, c’est aussi le fond de l’œuvre qui se modifie de manière perceptible : l’intrigue passe quasiment au second plan, en faveur de la farce ; on ne lit plus un roman policier, on y vient chercher l’inventivité, la dérision et l’outrance délirante de Dard, comme ses fameuses expressions imagées du sexe (« la brouette thaïlandaise », « le tire-bouchon moldave », etc.). Ce déséquilibre brouille l’écoute de certains lecteurs de la première heure ; le burlesque, la vulgarité, le côté quasi-pornographique des derniers récits séduisent toujours de nombreux afficionados mais brouillent l’image de Dard et empêchent peut-être de nouveaux lecteurs de découvrir la richesse de son œuvre foisonnante.

Restent pour le lecteur, quelle que soit « sa » période préférée de San-Antonio, une impression de proximité, de bonne humeur, de richesse lexicale, des expressions à jamais mémorisées, mais aussi une tendresse pérenne envers ces personnages d’une touchante humanité. A cet égard, on ne saurait que trop conseiller la lecture des « hors collection » parodiques, comme L’Histoire de France vue par San-Antonio (1964) ou Le Standinge selon Bérurier (1965), de véritable chefs-d’œuvre.

Dard est mort au tournant du millénaire, laissant orphelin des milliers de lecteurs, qui peuvent néanmoins saluer sa mémoire d’un malicieux et vibrant « Salut Fred ! »


JEU ! 5 contrepèteries, en hommage à Dard, ce sont glissées dans ce texte. Saurez-vous les retrouver ? On vous attend dans les commentaires !

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