- Réalisateur : Gallien Guibert
- Acteurs : Françoise Lebrun, Suliane Brahim, Paul Hamy
Thriller nihiliste, "Rien Ni Personne" jette un regard lugubre et dissident sur nos sociétés déterministes. Entrelaçant film de gangsters, drame social et réalisme poétique, il immerge le spectateur dans les méandres d’un enfer ordinaire. Un premier film suffocant, beau et impétueux.
Rien Ni Personne
De : Gallien Guibert
Avec : Paul Hamy, Suliane Brahim, Françoise Lebrun
Genre : thriller, polar, drame
Pays : France
Année : 2023
"Rien Ni Personne" s’ouvre comme un cauchemar implacable et inopiné. Jean, l’antihéros en détresse au cœur de ce premier long palpitant signé Gallien Guibert, surgit fulminant des ténèbres, par à-coups. Son visage chancelant tendu entre douleur et détermination, pris dans une course mystérieuse cadrée caméra à l’épaule, dessine déjà les contours fugitifs du personnage. Figure hantée et captive de la nuit qui ne se révèlera jamais davantage qu’à travers l’ellipse. La psychologie, quand bien même sécrétée subtilement par l’esquive et les silences des uns et des autres, n’intéresse pas vraiment Gallien Guibert. De même que la justification ou l’élucidation des personnages, qui tous ici ne se dévoilent jamais mieux que dans la dissimulation, l’équivoque et la fuite. C’est que les rares dialogues de "Rien Ni Personne" – résolument déréglés, fragmentés et suspendus – s’ajustent ici par rapport au chaos. Caractères, inclinations et trajectoires émergent ainsi comme par accident, dans les replis des demi-mots et des non-dits. Il en résulte la sensation d’une sorte de rébus inexorablement retranché dans des alcôves mentales nébuleuses – miroir de l’existence tourmentée des protagonistes. Car au fond le sujet de "Rien Ni Personne" tient à cela : sublimer l’incommunicable et le désespoir, avec au bout peut-être une rédemption.
De Jean, bandit malgré lui dévoré par un passé difforme et à présent en profonde déroute, le spectateur sait tout et rien à la fois. Il suffit de quelques plans sur sa face torturée, sa vie privée morose et son emploi anxiogène pour en saisir la sinistre universalité. Torturé par le refoulement et le mensonge, ce colosse aux pieds d’argile (génial Paul Hamy, d’une époustouflante sincérité) implose. Pour échapper à son quotidien écrasant et à ses démons – car Jean tente avant tout de se soustraire à ses propres spectres –, il lui faut s’enfuir coûte que coûte et prendre le large. Le schéma de l’intrigue apparaît presque proverbial, avec son gangster en quête de délivrance et néanmoins condamné à la tribulation. Désireux de s’éclipser pour reprendre une vie rangée et salvatrice, Jean subtilise à son infâme employeur une quantité importante de drogue afin de la revendre. Mais son vol et son évasion tournent courts et le ramènent à la fatalité – la franche tonalité « film noir » de "Rien Ni Personne" ne faisait pas mystère de cette prévisible infortune. Une destinée qui se place alors notamment sous le sceau du retour fortuit à la famille, celle qu’il cherchait à protéger de lui-même et sans doute aussi à fuir. Sur sa route tortueuse, Jean doit en effet subitement composer avec sa paternité, un revolver dans une main et un couffin dans l’autre.
Laconisme, symbolisme et maniérisme
À certains égards, "Rien Ni Personne" peut en cela s’apparenter à l’allégorie d’une masculinité en pleine crise existentielle, perdu face aux vertiges de la parentalité. Où les codes inhérents au film de gangsters serviraient en creux à diffracter, par déplacements et amplifications, les doutes et angoisses d’un père néophyte brutalement soucieux de ses responsabilités. Cependant, la mise en parallèle entre les enfances funestes de Jean (les flashbacks furtifs, le regard à la dérobée sur sa mère) et de son tout jeune fils plaide pour une substance nettement plus ample. D’ailleurs, le récit de "Rien Ni Personne" ne se limite pas à la figure déboussolée de Jean, égrainant sur son parcours une multitude de portraits de ratés mélancoliques et fascinants. Valérie, Monique, Jérémie aka Kétamine… le film radiographie et célèbre – non sans une poétique résignation – les losers magnifiques en proie à l’errance et à l’inexprimable. « Il faut aimer ou il faut être aimé, sinon on est pire qu’un chien, pire qu’une bête », lance en philosophe Dante (Sam Louwyck, ogre terrassant) à l’adresse de Jean, depuis l’habitacle d’un véhicule. Aussi belle soit l’assertion, celle-ci paraît fatalement suspecte dans la bouche d’un simili geôlier. Les mots déplient toutefois en filigrane ce qui traverse Jean, chien enragé en passe de redécouvrir la tendresse – un canevas également valable pour les autres personnages –, même si la mort et le cataclysme s’intercalent en chemin.
Par son adversité faite monde et ses dialogues impossibles, "Rien Ni Personne" déploie quelque part une énergie punk et insurgée. Avec leurs gueules cassées, leur nature taiseuse et leur regard franchement désabusé – couvercle d’une boîte de Pandore –, les protagonistes renvoient tous à leur manière à cet univers tenaillé par la désillusion. Les performances de Suliane Brahim, Paul Hamy ou encore Sam Louwyck – de par leur sens du tragique – parlent d’elles-mêmes. Mésaventure ou forfaiture ne sont pour eux, conscients que chacun a ses raisons, certainement qu’affaire de trajectoire. Seul le bébé que transporte Jean cahin-caha avec lui redonne à certains un semblant d’espoir, à la façon de celui des "Fils de l’homme" (Alfonso Cuaron, 2006) – "Rien Ni Personne" ne ressemble-t-il pas à sa façon à un film post-apocalyptique ?
Il faut dire que le cinéma de genre colle à la peau de ce film noir, dont la mise en scène contourne souvent le naturalisme au profit d’un réalisme plus poétique et composite. Colorimétrie glauque et cafardeuse pour dire le désespoir, néons rouges, verts ou bleus quelquefois pour traduire les émotions tempétueuses qui transpercent Jean… L’écriture visuelle de "Rien Ni Personne" se révèle très signifiante tout en employant peu de moyens pour y parvenir. Une logique qui rappelle par moment le cinéma du Martin Scorsese de "Taxi Driver" (1976), celui du Samuel Fuller de "Violences à Park Row" (1952), ou encore quelques nuances – jusque dans la construction de l’antihéros – du Nicolas Winding Refn d’"Only God Forgives" (2013). Autant de désirs de cinémas que "Rien Ni Personne" brandit avec une fougue et une sensibilité éclatantes.
"Rien Ni Personne" sort en salles le 28 février 2024.