- Auteur : Pierre Lemaitre
C’est un petit événement que la parution en ce joli/pluvieux mois de mai 2021 du roman Le serpent majuscule par Pierre Lemaître. Le lauréat du Goncourt 2013 pour Au-revoir là-haut revient en effet à ses premières amours littéraires, le polar, genre qui lui a permis de constituer une première base de lecteurs fidèles.
Alors faut-il lire les polars de Pierre Lemaître si on n’a lu (et aimé) que sa trilogie de littérature blanche ? A cette question, la réponse est limpide : oui, trois fois oui, vous y trouverez certes un Lemaître avec parfois un peu moins de maîtrise mais où ses principales qualités romanesques sont déjà là. La vraie question serait alors plutôt : lesquels lire ? BePolar vous explique pourquoi tous les romans noirs de Lemaitre sont à découvrir et ce qui fait la spécificité de chacun.
Par qu’il explore avec maîtrise plusieurs facettes parmi les plus intéressantes du polar
Lemaître n’est pas pour rien l’auteur d’un Dictionnaire amoureux du polar : s’il n’a bien évidemment pas tout lu (qui le peut ?), il connaît ses classiques et les rouages du genre, ses forces et ses faiblesses, ses grands noms, ses grands courants.
Dès son premier roman Travail soigné, en 2006, il se positionne dans la continuité de grands « modernisateurs » du genre comme Ellroy ou Easton Ellis à qui il rend des hommages explicites (parmi d’autres) en faisant de leurs ouvrages des éléments clés de son intrigue. Rythme échevelé, densité de l’intrigue et de ses personnages, noirceur poussée très loin, dimension esthétique du meurtre, on retrouve donc l’hommage aux modernes sans pour autant renier l’enseignement des grands précurseurs du genre : primat de l’intelligence pour résoudre les désordres sociaux, figure iconique de l’enquêteur, souffle du grand roman. Si certaines choses restent à polir, on sent déjà un énorme potentiel chez ce néo-écrivain.
C’est à un autre monument du polar qu’il rend hommage avec Robe de marié (2009) : il sublime son admiration envers Alfred Hitchcock et de ses continuateurs (les Fincher, de Palma, etc.) avec un roman qui explore la manipulation mentale et d’autres perversions. En suivant le parcours de Sophie, une trentenaire démente qui semble oublier ses crimes en série, c’est donc à un autre pilier du polar que s’est attaqué Lemaitre, le thriller psychologique.
Le thème de son troisième roman Cadres noirs (2010) n’étonnera pas forcément ses suiveurs, qui connaissent ses accointances politiques : il se teste au polar social, longtemps un étendard du « polar à la française » mais c’est à un monument américain qu’il nous fait penser avec ce roman qui met en scène un cadre au chômage qui participe à un jeu de rôle sous forme de prise d’otage. On pense évidemment au Couperet de l’immense Donald Westlake. Inspiré de faits réels survenus dans une grande entreprise française, Lemaitre démontre avec ce roman qu’il ne craint pas d’assumer plusieurs lignages.
Son quatrième roman, Alex (2011) est ce qui ressemble le plus à un thriller « commercial » moderne, dans le sens où il se sert (pour mieux les détourner) des codes associés à ce « sous-genre » du polar qui met au premier plan l’émotion ressentie par le lecteur. Il se joue notamment avec brio du sentiment d’empathie qu’éprouve le lecteur et de la place de celui-ci dans l’histoire, question qui taraude de nombreux grands auteurs de polar depuis la révolution du https://www.bepolar.fr/Alex-Pierre-Lemaitre d’Agatha Christie.
Avec Rosy & John (2011, novellisation d’un feuilleton numérique intitulé Les Grands moyens) et Sacrifices (2012), on retrouve le très atypique commissaire Verhoeven (tiens, le nom d’un réalisateur !) à la barre et Lemaitre s’inscrit ici dans la veine policière du polar, avec un enquêteur récurrent qu’on suit dans ses qualités et ses travers.
Trois jours et une vie (2016), ce qui était jusqu’à récemment son dernier polar, fait le pont entre littératures blanche et noire puisqu’il y est question de culpabilité, de la destinée d’un assassin de 12 ans. S’il faut se méfier des comparaisons hasardeuses, on retrouve néanmoins un peu l’esprit de Dickens ou de cet chef-d’œuvre et ovni littéraire, que certains associent au polar : Les Frères Karamazov du grand Fiodor Dostoïevski où la destinée et la culpabilité sont des questions clés.
Pour ses sources d’inspirations littéraires, dont il s’inspire sans copier
Vous l’aurez compris, Lemaître est un grand lecteur qui assume assez bien, en tant qu’écrivain, que ces romans soient autant « d’exercices d’admiration de la littérature » et de ses riches possibilités. Il s’efforce de dépasser les clivages des genres, somme toute artificiels, pour mieux en sublimer les petites spécificités.
Dans Travail soigné, outre les deux auteurs déjà cités, Lemaître rend également hommage au grand roman du 19ème via un clin d’œil à l’un des grands précurseurs du polar, le Français Emile Gaboriau, mais aussi au poète et auteur de romans policier William McIlvanney. Eclectisme, avez-vous dit ?
Ailleurs, on sent son amour pour des auteurs de grands romans épiques comme Alexandre Dumas (figure tutélaire dans le monde francophone de tous les romanciers « populaires ») ou des monuments anglo-saxons du « roman social » comme Mark Twain ou Charles Dickens.
Dans Alex, qui peut sembler de prime abord un pur « thriller commercial » (dans le sens ou l’efficacité du sentiment généré chez le lecteur semble prépondérant sur la forme), il n’hésite pas à citer et convoquer des grandes figures littéraires comme Louis Aragon, Roland Barthes, Marcel Proust, Boris Pasternak et d’autres encore, l’air de ne pas y toucher mais sans que cela ne soit en contradiction avec la narration.
C’est bien sûr avec Au-revoir là-haut, qu’il traverse clairement le Rubicon des étiquettes de genre, mais on retrouve là aussi des influences du roman noir, de la critique morale, on reste dans l’interrogation sur l’humaine condition, de ses limites, des transgressions et des jeux de pouvoir, thématiques qui, vous en conviendrez, sont très souvent associées au polar.
Pour son « style » qui dépasse le cadre de l’écrit et se savoure à haute voix
Ce n’est pas pour rien et sûrement pas uniquement en raison de son succès que les œuvres de Lemaître se prêtent si bien aux adaptations : bien qu’utilisant un champ lexical et des tournures de phrases riches, Lemaître sait garder le souffle du roman d’aventures qu’il semble tant admirer.
Ainsi, on ne saurait que trop vous conseiller les adaptations en livre audio de ses œuvres, qu’elles soient lues par des lecteurs professionnels, des acteurs reconnus comme Philippe Torreton ou… par l’auteur lui-même ! L’écrivain a ainsi été doublement récompensé par le prix Audiolib et un coup de cœur de la prestigieuse académie Charles Cros pour ses lectures de la « Trilogie du Désastre ».
Ce sont aussi deux adaptations réussies en films, Au-revoir là-haut (film), réalisé (et joué) par Albert Dupontel en 2017, avec notamment Laurent Lafitte, Nahuel Pérez Biscayart, Niels Arestrup, Emilie Dequenne, Mélanie Thierry et Trois jours et une vie (film), en 2019, réalisé par Nicolas Boukhrief, avec entre autres Sandrine Bonnaire, Charles Berling, Philippe Torreton… Enfin vous pourrez découvrir avec plaisir la mini-série Dérapages produit par Arte, d’après le roman Cadres Noirs.
Epiques, intelligents, plaisants à lire, reconnus par des professionnels (on ne compte plus les prix, on peut citer parmi d’autres le prix Le Point du polar européen 2010) comme par les lecteurs (Alex a reçu le prix des lecteurs « Policier » du Livre de Poche en 2012), les polars de Pierre Lemaitre sont tous à découvrir, que vous connaissiez déjà ou non l’auteur et ses écrits.