Bepolar : Pour commencer, dites- nous comment est né ce deuxième roman, Ma petite entreprise ? Qu’aviez-vous envie de faire ?
Noëlle Renaude : J’ai rarement envie de dire et donc de faire mais toujours d’écrire. J’écris toujours deux ou trois choses en même temps. Ce roman est né comme tous mes autres textes de pas grand-chose, d’une phrase, comme passée là par hasard, que je travaille et retravaille et qui attire à elle, ou pas, une suite, que je travaille et retravaille, sans savoir où ça mènera. L’amorce s’est dessinée après coup : ce qu’on verra qu’on ne comprendra pas et qui créera de la fiction. Ce qu’on vit, ce qu’on sait et qu’on est incapable de révéler.
Bepolar : On y suit Louise et son fils, en situation de handicap au niveau mental, dans un quartier à proximité d’une usine de brioche. Qui sont ces deux personnages centraux ? Comment pourriez-vous nous les présenter ?
Noëlle Renaude : Le personnage central c’est Tom, enfant obèse et handicapé mental, sans père mais pas sans mère même si le doute demeure, qui vit dans une grande maison bourgeoise, enfant riche qui vit et voit mais ne peut rien révéler parce qu’il n’en a pas les moyens. A partir d’un événement, le rapt échoué de sa voisine Heidi, va s’agréger au lieu où il vit toute une colonie de personnes, d’individus, apparemment secondaires. Il est dedans. Ils sont dehors, tournent autour de la maison, de près ou de loin. Tom vit de flashes, de fragments et de perceptions olfactives, de désirs et de peur. Il est sacrifié, à la toute fin, à la loi du confort individuel. C’est le personnage central paradoxalement indéfini.
Louise est son pendant symétrique, géographiquement parlant. Elle occupe la position de celle qui voit, ne comprend pas et provoque par là la fiction, donc le roman. Tom aussi va, en étant objet de regard et en faisant se déplacer les autres, créer lui aussi le roman. Comme chacun à sa manière le porte l’évase et l’accélère. Louise aide comptable dans cette usine de brioche dont l’odeur sucrée plane sur toute la ville et tout le livre est obsédée par ce qu’elle voit de sa place, la maison d’en face et ceux qui y vivent pas du tout comme elle vit, elle est face à une classe sociale qu’elle ne connait que de loin. Elle est face à une baie, comme au cinéma, devant un écran. Mais pas toute seule dans son observatoire. Mignon son chef tourne le dos au spectacle. L’une voit l’autre pas. L’une en rate sa vie personnelle ( mais on peut se dire que même sans cette manie fâcheuse sa vie n’aurait pas été si différente), l’autre qui planque une tragédie, contaminé par ce que raconte Louise, finit par s’intéresser mais obliquement à ce qui se passe chez les voisins. Louise vit de petits malheurs, chutes, déboires et accidents mais elle a la peau dure, j’ai bien failli la faire mourir et puis non, elle doit rester jusqu’à la fin, survivre et retourner après tous ces accidents de parcours à ce qui a été, est et sera sa vie.
Bepolar : Il y a tout une galerie de personnages qui passent dans votre roman. Vous aviez envie de faire une sorte de tableau kaléidoscopique de ce quartier ?
Noëlle Renaude : Absolument pas. Ces personnages qui arrivent les uns après les autres et forment une sorte de constellation que relie un seul objet, Tom et sa baraque mystère, sont autant de pourvoyeurs de l’histoire, ceux qui la font progresser ( autrement que Louise et Tom) à coups de flashback, de flasforward, de digression, de fantasmes, de visions surnaturelles, une manière d’échapper à la loi narrative de l’histoire racontée de A à Z. Ils ont avec eux leur propre histoire, voire l’histoire d’autres figures éloignées du tronc central de la fiction.
Mais c’est vrai, tout de même, le titre peut inciter à lire le roman comme un tableau, un puzzle social. Ce qu’il n’est pas, pour moi. Cette petite société n’a de validité que sa constitution "cosmique" à l’égal des objets astronomiques qui nous survolent.
Bepolar : Comment naissent vos personnages ? Est-ce qu’ils s’imposent à votre esprit ou est-ce que vous les inventez parce qu’ils sont "utiles" au récit ?
Noëlle Renaude : Ils naissent comme la fiction à partir de mots et de détails. Je n’ai jamais décrit un personnage de manière psychologique, je n’en ai jamais fait le moindre portait (je suis auteur de théâtre, pendant trente ans j’ai été confrontée, entre autres, à la question du personnage et à sa mise en crise). Votre question de l’utilité est intéressante. Ils deviennent utiles, oui, dès qu’ils apparaissent, alors même que leur utilité technique - est-ce qu’ils profitent au récit ? peut-être, peut-être pas - est remise en cause - est-ce qu’ils profitent à la fiction ? oui - Ils sont faits d’écriture avant tout. Son nom, par exemple, suffit à faire exister le personnage. Sa manière de parler. Un détail vestimentaire. Le réel siège dans le détail. La bouffée qui fait que ça respire et donc que ça existe. Ce qui relie le personnage au lecteur est chez moi, minuscule.
Bepolar : La construction est assez remarquable. Comment avez-vous travaillé ?
Noëlle Renaude : Comme d’habitude. Je rédige beaucoup. Je m’attache essentiellement à la forme de l’écrit, au rythme, aux accidents de parcours, à ce qui vient, que je garde ou que j’enlève. Dès l’arrivée des ordinateurs, l’écriture s’est trouvée libérée de l’affaire du montage du récit . Avant on y regardait à deux fois avant de tout mélanger. Cela dit, je ne dis pas que je passe mon temps à monter et à démonter les épisodes, les scènes, les chapitres, mais je teste. J’écris aussi de manière sensée, je n’ai jamais écrit la fin avant le début vu que je ne sais rien de ce qui va ou pourra se produire. Sauf que, dans ce roman-ci, si je veux être honnête, et sans dévoiler la toute fin, dès que le phénomène astronomique est évoqué, je sais qu’il devra (loi du revolver de Tchekhov qui s’il apparait à l’acte I doit servir à l’acte V) clore le roman. Un pied de nez aussi sans doute à ces impossibles fins de livre. Quand est-ce que ça finit ? La question du commencement n’est pas plus drôle, ni plus facile. J’ai testé plusieurs débuts et même failli virer tout Louise, comme s’il s’agissait d’une histoire annexe, d’un tiroir qu’on ouvre et referme vite. En la réinsérant dans le roman, elle est devenue, avec Tom, le pilier nécessaire et le vecteur d’entrée dans l’histoire. Je me fie aussi, et c’est normal, à la mémoire des lecteurs. Je sème des cailloux au sein du roman. On peut les voir, s’en souvenir ou les rater. J’ai toujours opéré par détails, et jamais par globalité. C’est la profusion des détails qui gère, presque à elle seule, l’organisation du récit. L’arrivée successive des chapitres reste liée à ce qui a été dit, même de manière très subliminale, auparavant. Ce qui me demande, à moi aussi, une attention sévère. Affaire de logique.
Bepolar : Le roman est sorti début septembre. C’est donc le temps des dédicaces et des chroniques sur le web. Est-ce qu’il y a des mots de lecteurs et de lectrices sur votre roman qui vous ont marquée ?
Noëlle Renaude : Oui. Même si je suis une assez peu friande de critiques. Pas qu’elles ne m’intéressent pas. Je creuse un sillon d’écriture depuis près de quarante ans. Ce qui me touche dans ce que je lis, depuis Les Abattus, P.M.Ziegler, peintre (roman paru chez Inculte au début de l’année), c’est que la majorité des chroniqueurs, des lecteurs, ne semblent au fond pas s’intéresser tant que ça à mes intrigues ou sujet mais à l’écriture, à la forme, et à la liberté que je prends avec les genres (ce que j’ai fait au théâtre en le dézinguant pendant trente ans de l’intérieur).
Bepolar : Quels sont désormais vos projets ? Sur quoi travaillez-vous ?
Noëlle Renaude : Sur plusieurs choses.
Un roman (noir peut-être mais la question pour moi ne se pose pas vraiment).
Un texte que j’écris depuis près de trente ans et qui serait une forme d’enquête sur la question de l’écriture, pourquoi devient-on écrivain ? qu’est-ce qui a fait que je suis devenue écrivain ? texte en constante remodification qui verra bien le bout un jour.
Et une entreprise très récente qui mélange théâtre, poésie, script, récit, fragments romanesques, ce que j’ai, au fond, toujours fait.