Bellocchio dresse souvent un portrait acerbe de l’Italie en se penchant sur la presse, l’armée, la famille ou encore l’église. Cette fois, il réitère en passant par le film de gangsters (sur MyCanal) et c’est grandiose, à rebours des fables à la Coppola et Scorsese.
"Le Traitre" suit le personnage de Tommaso Buscetta, dont les témoignages permirent en 1983 de démanteler l’une des organisations mafieuses les plus importantes d’Italie. Dans son sillage de dénonciation, l’ex-malfaiteur entraîne la chute de centaines de mafieux, avec en point d’orgue la condamnation à vie de l’impitoyable Toto Riina, le parrain des parrains du clan Corleone, dernier patron de Cosa Nostra.
Focalisé sur la pègre, le film prend ses distances avec les films de mafia classiques en cela qu’il ne sacralise pas la figure du bandit, se refuse à en donner un portrait flamboyant à la Coppola ("Le Parrain") ou expressionniste à la Scorsese. Reste une relation confraternelle saisissante entre Buscetta et Falcone, non pas simplement un dialogue entre le Bien et le Mal mais simplement entre deux hommes que tout semble opposer et qui pourtant se retrouvent de par leur sensibilité symétrique, et paradoxalement leur vertu. Mais du reste, pourquoi c’est si bien, "Le Traitre" ?
Parce que Marco Bellocchio, lucide comme jamais
Comme toujours à travers ses œuvres, le metteur en scène italien poursuit sa psychanalyse, retrace ses obsessions. C’est ainsi sans surprise qu’il y est question d’une famille dysfonctionnelle, d’une fratrie déliquescente (rapport à sa vie à lui). Mais par-delà l’exorcisme latent de son passé tourmenté, Bellocchio regarde aussi les institutions avec fatalité et férocité, une constante. Puisque le politique, ce monde désenchanté, ne laisse pas même de place à l’illusion, ne reste plus que le désir pour s’en libérer – illustré par le symbole de la sexualité de Buscetta, protagoniste qui la préfère au pouvoir.
Pour son introduction sépulcrale
Prenez le clair-obscur caverneux du bureau de Don Corleone dans l’ouverture du "Parrain" (Coppola, 1972) et fusionnez-le au mariage se déroulant en parallèle dans le jardin de la demeure, vous obtenez la réunion sinistre des mafieux au début du "Traitre". Dans un crépuscule de fin du monde, dans une villa perchée en bord de mer, se regroupent les bandits au gré d’une fête de famille s’apparentant à des funérailles. L’atmosphère rappellerait "Le Guépard" (Visconti, 1963), pour la villa et la fin d’une époque, si ce n’était cette noirceur absolue en lieu et place du soleil et du vent. Ce mensonge en forme de carte postale où chaque regard, torve si l’on observe bien, prépare à la grande séquence du tribunal, avec ses vitres tout en transparence. La vérité sur la défiance de chacun à l’égard des autres se lit ici dans les faux-semblant et autres sourires. Alors que plus tard, aux assises, plus personne n’osera croiser le regard de l’autre de peur que l’hypocrisie n’apparaisse trop nette.
C’est un grand film de gangsters en forme de mausolée
Les antihéros romantiques et mythologiques n’existent pas dans "Le Traitre". C’est la fin de Cosa Nostra, la fin des Corleone. Plus aucune balle ne fuse sinon en marge, plus aucun plan séquence ne vient saisir les rivalités et les règlements de compte pour la beauté du geste. Bellocchio déconstruit le film de gangsters pour mieux donner à voir et à penser une réalité plus terre à terre : les mafieux dans leur plus simple appareil, sans emphase ni légende. Une vie banale, somme toute, entre naissance et trépas. Au bout du compte, puisque la partie est finie, que reste-t-il de ce fantasme d’un état dans l’état, d’une force occulte qui règnerait sur les puissants et soumettrait le politique ? Plus rien sinon des pantins, des gangsters qui ne sont plus que la caricature d’eux-mêmes, vestiges d’une époque révolue. Rarement Bellocchio n’aura été aussi pessimiste et clairvoyant dans son tableau de l’Italie. Magistral.