Les pépites du polar
- Acteurs : Helen Mirren, Harrison Ford, Robert Conrad, River Phoenix
Retour sur l’un des films les plus sous-estimés et atypiques de Peter Weir, l’énigmatique « Mosquito Coast ». Un thriller d’aventure aussi tragique que suffocant où l’utopie s’effondre au contact du réel.
Désireux d’échapper aux leurres du confort matériel, Allie Fox, père de famille visionnaire, surdoué et maniaque, décide de tout quitter pour s’installer avec toute sa famille au Honduras en pleine jungle. Mais le rêve d’utopie et de nature retrouvée menace bien vite de tourner au cauchemar lorsque l’idéal fait place au calcul et à la manipulation… A noter que l’intrigue est basée sur le roman « The Mosquito Coast » (1981) de l’écrivain voyageur Paul Theroux, dernièrement remis en scène dans une série de Tom Bissell et Neil Cross, produite par Apple.
Peter Weir est un inclassable, l’un de ces réalisateurs touche-à-tout possédant la trempe d’un Richard Fleischer ("Soleil Vert", "L’étrangleur de Boston", "Les Vikings"…). Sans chapelle discernable, capable d’adapter son savoir-faire et son style pluriel à travers tous les genres (suspense ésotérique, drame poignant, dystopie, thriller, film d’aventures…), et ce, sans laisser poindre une quelconque faiblesse, Weir est bel et bien l’un de ces génies mésestimés dont la carrière toute entière mérite d’être décortiquée. Difficile, d’ailleurs, d’imaginer avec le recul que l’homme puisse être à la fois l’auteur des mystiques et tétanisants "Pique-nique à Hanging Rock" (1975) et "La Dernière Vague" (1977), tout autant que celui du thriller "Witness" (1985) avec Harrison Ford, du mélodrame "Le Cercle des poètes disparus" (1989) avec Robin Williams, du film de SF "The Truman Show" (1998) avec Jim Carrey ou encore de l’épopée "Master and Commander" avec Russell Crowe. Et pourtant, le metteur en scène australien excelle dans chaque genre qu’il explore.
Ce fut le cas avec "Mosquito Coast" en 1986, thriller aussi fiévreux qu’étrange et suivant la trajectoire délirante d’une sorte d’inventeur décroissant incarné par Harrison Ford, totalement à contre-emploi dans son rôle de père baba et idéaliste, l’un de ses plus grands rôles (avec Rick Deckard dans "Blade Runner"). Boudé par la critique et le public à sa sortie – du fait surtout qu’Harrison Ford interprète un personnage pour partie largement antipathique et mégalomane –, le film apparaît aujourd’hui comme une fable géniale et éprouvante. De ces perles rares à faire passer le mollasson "Captain Fantastic" (Matt Ross, 2016), autre portrait d’un père singulier choisissant un chemin de traverse pour existence, pour une bluette moraliste tentant vainement de pourfendre le conformisme. Parce que "Mosquito Coast" se révèle comme un quasi chef d’œuvre, dans son tableau halluciné du fantasme d’un génie insupportable rêvant d’échapper au consumérisme et de retrouver la nature authentique, celle en quelque sorte du paradis originel.
Dans la peau du prodigieux et impossible Allie Fox, Harrison Ford réalise une performance stupéfiante à travers laquelle on ressent toute la complexité du tournage (que l’on décrit comme épique et difficile), entre soliloque métaphysique et logorrhée paranoïaque. Aux côtés des siens – sa femme incarnée par l’impeccable Helen Mirren, redoutable de justesse, ou encore son fils porté par le brillant et regretté River Phoenix –, le protagoniste distille une tension étouffante au gré de son désir intarissable de créer rien de moins qu’une nouvelle civilisation – mais ne joue pas impunément à Dieu qui veut. Petit à petit, le long-métrage a priori contemplatif glisse vers l’action et le thriller psychologique, où s’opposent le spectaculaire et l’enfer. Robinsonade s’il en est, "Mosquito Coast" bénéficie de surcroît d’une réalisation sensationnelle, appuyée à la fois par des paysages de toute beauté et la musique hypnotique de Maurice Jarre. Inclassable, le film ne se veut ni écologique ni anti-écologique : tout en critiquant avec force le consumérisme, il s’attache avant tout à souligner les désagréments de l’idéologie lorsque celle-ci ne se voit mise en œuvre qu’à travers l’idéalisme. Admirable leçon de philosophie.