A priori, ces deux-là étaient faits pour se rencontrer et, sans verser dans l’anachronisme délirant, s’ils s’étaient connus, Flaubert et Chabrol auraient certainement communié dans un sardonique mépris de la classe bourgeoise.
Car, à quelques décennies de distance, leurs œuvres respectives ont la capacité de révéler la vérité des êtres sous le vernis des illusions, sous l’apparente respectabilité de personnages qui se mentent à eux-mêmes comme aux autres.
Hélas, ici, la rencontre du romancier et du réalisateur n’aboutit qu’à un exercice de style scolaire, parce qu’on sent Chabrol totalement inhibé par le chef-d’œuvre, syndrome qui a frappé tant d’autres metteurs en scène, engendrant des films d’un académisme désespérant.
Du coup, le long métrage ne quitte jamais le chemin d’une adaptation illustrative qu’on regarde comme on feuilletterait les vieilles pages d’un Lagarde et Michard, en se concentrant sur les scènes principales, les plus emblématiques : le bal chez le marquis de la Vaubyessard, la vie en province en compagnie d’un mari falot, la naissance de Berthe, les aventures extra-conjugales avec Léon, puis Rodolphe, les dettes qui s’accumulent, le suicide et l’agonie interminable, la mort du veuf inconsolable.
Engoncés dans leurs costumes, Isabelle Huppert (dans le rôle d’Emma) et Jean-François Balmer (dans celui de Charles) font ce qu’ils peuvent pour faire exister leurs personnages au-delà des archétypes auxquels la mémoire collective les a réduits (la romantique qui rêve son existence, le nigaud qui ne comprend rien), récitant de manière scolaire des dialogues bien figés. Les seconds rôles ne sont pas mieux : Malavoy ne parvient pas à transcender son personnage de bellâtre infatué, Belvaux choisit la transparence jusqu’à l’effacement. Quant à Yanne, il nous recycle son numéro de bourru autosatisfait qui joue à être Homais.
En fait, Chabrol aurait pu se réapproprier l’histoire en mode polar, appliquant les principes du whodunit aux malheurs d’une provinciale déçue par la vie, par les hommes : qui tue la liberté des femmes ? L’enquête aurait été menée par Emma elle-même et, puisqu’il faut que l’héroïne meure, elle aurait payé de son existence sa curiosité insatiable. L’on aurait subrepticement versé l’arsenic dans un plat cuisiné et le public aurait assisté à l’agonie d’une maheureuse, en compagnie de Charles, devenu suspect.
Mais bien plus que cette question féministe, le film se serait permis une licence, échappant à la fidélité chronologique qui obère tant d’adaptations cinématographiques, aurait remonté le cours du récit à partir du terrible constat de Flaubert, lorsque, décrivant l’autopsie pratiquée par le médecin, celui-ci résume : "Il l’ouvrit et ne trouva rien".
Charles sonne creux. A-t-il jamais existé ? Appartient-il vraiment à ce monde ? Dès lors, toutes les scènes à refaire l’auraient montré bien plus inquiétant qu’il n’est, sans doute dissimulé par des conventions bourgeoises. Or, profitant de cette ambiance plus opaque et d’événements qu’on suppose moins réalistes, le long métrage de Chabrol, totalement déloyal au roman, aurait exhalé les vapeurs les plus troubles. On se réjouit de cet écart qui aurait évité un film de pure allégeance. Mais, comme Emma, on rêve sans doute.