- Réalisateur : Park Chan-wook
- Acteurs : Tang Wei, Park Hae-il, Go Kyung-pyo, Lee Jung-Hyun
Prenez un zeste de "Basic Instinct", une bonne rasade de "Vertigo" et surtout un Park Chan-wook poético-macabre au sommet de son art. Vous obtenez "Decision to Leave", polar romantique et essentiel.
Hae-Joon, détective émérite, enquête sur le décès suspect d’un homme ayant brusquement chuté depuis le sommet d’un à-pic. Très vite, des doutes assaillent le policier concernant la femme du défunt, Song. Mais son attirance pour cette dernière ne manque pas de remettre en question son investigation.
Depuis les irrésistibles transgressions de "Thirst, ceci est mon sang" (2009), fulgurances maniaco-amoureuses entre passion et dévoration, le cinéma de Park Chan-wook semblait s’être allé un peu à la facilité. Trop rare et peu inspiré, le cinéaste sud-coréen n’avait pu compter dans "Stoker" (2013) que sur sa seule virtuosité. Or, cette dernière tournait à vide. Un écueil que l’on retrouvait à peine estompé au gré de la préciosité de son "Mademoiselle" (2016) et de son jeu sophistiqué de duperies. Mais quelque chose de beau et profond dans "Decision to Leave" redonne cette fois au réalisateur un nouveau souffle. Les grigris du metteur en scène demeurent certes plus ou moins toujours les mêmes qu’auparavant : un fétichisme infini à l’égard du cinéma d’Alfred Hitchcock, redoublé par des éloges dédiés à ses thuriféraires, tels De Palma et Verhoeven. Pour autant, ce même maniérisme qui le mue depuis ses débuts donne ici lieu à une sensation nouvelle et plus subtile que jamais. Où le suspense se mêle à la mélancolie et à de pures émotions sensitives.
L’étoffe de "Decision to Leave" s’empare des fils du "Vertigo" d’Hitchcock et de ceux du "Basic Instinct" de Verhoeven - autre réécriture de "Vertigo" - pour les entremêler à travers une nouvelle trame. On retrouve notamment la filature, la scène du toit, le récit découpé en deux miroirs inversés, la robe verte, etc. Pas un hasard puisque le film retrace l’obsession amoureuse mutuelle et à contre-temps de deux êtres - l’un policier, l’autre femme insaisissable. Excepté qu’à la différence de ses modèles, "Decision to Leave" préfère le lyrisme à l’érotisme, sans toutefois y renoncer totalement. En lieu et place de San Francisco, cité fantomatique qui permettait à Hitchcock et ses disciples de transfigurer l’amour, la mort et le vertige, Park Chan-wook choisit Séoul et ses collines impénétrables. Avec l’Han River qui la traverse de part en part pour se jeter dans la mer jaune - contexte qui donne lieu à des scènes d’une somptuosité à couper le souffle -, la ville constitue elle aussi un personnage à part entière. Le réalisateur multiplie d’ailleurs les éléments naturels (à-pic, montagne, bord de mer rocheux…) pour illustrer la relation complexe qui unit et emprisonne le duo Hae-Joon/Song. Le premier croise le chemin de la seconde dans le cadre d’une enquête : l’époux de Song vient de mourir en chutant d’un à-pic et l’enquêteur Hae-Joon subodore un acte criminel par-delà les apparences. Dès lors, s’amorce un chassé-croisé entre polar et thriller au croisement du suspense et du mélodrame.
Ingénieux et ludique, le dispositif de "Decision to Leave" procède à la manière d’un patchwork pointilliste. En cela, les plans ne doivent pas être considérés indépendamment les uns des autres, mais plutôt pensés comme les maillons d’une seule et même toile en mouvement perpétuel. En multipliant les focalisations, les points de vue et les visions mentales (centrés surtout a partir d’Hae-Joon), la mise en scène donne a priori l’impression de brouiller les pistes. Le spectateur se perd alors un peu dans les méandres introspectifs de l’enquêteur. Pour autant, ce que l’on prend au départ pour un labyrinthe mental s’avère finalement limpide : cet entrelacement de cadrages et de visions ressemble en effet symboliquement au procédé de "Fenêtre sur cour". Comme si Hae-Joon et Song n’étaient au fond jamais davantage séparés que par une cour d’immeuble, libres en ce cas de se mirer l’un l’autre à loisir, immuablement, par fenêtre interposée. Ces ouvertures imaginaires pour briser la distance entre les deux personnages prennent différentes formes : les crimes perpétrés pour mieux se rapprocher, les messages sur les smartphones, les regards, les projections mentales, les enregistrements, les monts et montagnes gravis côte à côte, le jeu sur la profondeur de champ. Mais rien n’y fait, la distance perdure. Hae-Joon et Song apparaissent condamnés à s’aimer sans réciprocité, comme si leurs sentiments ne pouvaient pas éclore au même instant et ainsi se juxtaposer - telles leurs langues distinctes qui ne coïncident elles aussi jamais tout à fait. Park Chan-wook met en scène tout cela avec une élégance absolue.
Cette malédiction d’une beauté sourde implacable, "Decision to Leave" la sublime via ses scansions musicales - à commencer par l’adagietto imparable de la cinquième symphonie de Mahler. Leitmotiv qui se pose en lieu et place des motifs vénéneux de Bernard Herrmann ("Vertigo"), de Jerry Goldsmith ("Basic Instinct") ou encore Shigeru Umebayashi ("In the Mood for Love" - référence évidente de "Decision to Leave" par son récit lui aussi teinté d’amour impossible). Plus bouleversant encore peut-être, apparaît l’usage du titre « Mist » (« Brume »), vieux tube suranné qui émeut autant Hae-Joon que Song. Or, il faut attendre le générique final pour que la chanson révèle son secret : les voix des chanteurs (Jung Hoon-hee et Song Chang-sik - pas de hasard possible eu égard aux prénoms des personnages) finissent par se répondre et se confondre. Mais ce n’est alors qu’à travers le brouillard et la mort que les deux amoureux se rencontrent, enfin. Rarement le crime et l’amour tragique auront convoyé de concert avec autant de symbiose.