- Réalisateurs : Jean Libon - Yves Hinant
- Nationalité : Belge
Jean Libon et Yves Hinant, les créateurs de l’émission belge Strip-Tease, reviennent au long-métrage avec un whodunit en noir et blanc aussi cocasse que prenant. L’une des pièces à conviction de l’enquête ? Une frite !
Une femme, prostituée à ses heures, est retrouvée poignardée dans son appartement. Compte parmi les suspects son petit ami toxicomane. L’enquête, supervisée par le commissaire Jean-Michel Lemoine, s’intéresse tout particulièrement à un élément a priori anecdotique dans une affaire de meurtre : des frites.
Le succès rencontré par "Ni Juge, ni soumise", César du meilleur film documentaire 2019, semble avoir donné des ailes et des idées à ses créateurs Jean Libon et Yves Hinant. Car le duo remet le couvert avec une nouvelle création toujours dans la droite lignée de son émission documentaire culte "Strip-tease". "Poulet Frites", c’est son nom, adopte cette fois encore le format du long-métrage et se penche sur un autre personnage haut en couleurs, le commissaire Jean-Michel Lemoine. Puisant dans les archives pharaoniques de "Strip-tease", Jean Libon et Yves Hinant ont élaboré cette œuvre documentaire à partir de trois épisodes de 52 minutes datant de 2002-2003. Le résultat, forcément hors des sentiers battus, s’apparente à une enquête aussi inextricable que joyeusement foutraque. En découle un objet composite qui prélève à travers l’absurdité et l’horreur du réel une matière idoine à l’élaboration d’un polar noir tragico-comique à la Fred Vargas. Ou bien est-ce l’inverse. Crime, police scientifique, suspects, juge d’instruction, enquête aussi minutieuse qu’inattendue… tous les ingrédients phares sont de la partie. Ce qui rend "Poulet Frites" d’autant plus captivant et inquiétant.
Documenteur, et alors ?
À l’instar de tout épisode de "Strip-tease" qui se respecte, aucun commentaire ne vient ici parasiter le déroulement des plans. Moyennant fatalement quelques choix de montage et de cadrage, la caméra se contente donc de restituer l’action, avec autant que faire se peut fidélité et impartialité. Godard et sa bande n’auraient bien sûr pu s’empêcher de pointer là l’inexorable limite du documentaire, ce « documenteur » qui s’ignore car toujours soumis au cut et à une focalisation donnée. Parce que oui, à son corps défendant, le documentaire réécrit, compose, modèle, malaxe, retranche, recadre... Il ne s’agit après tout que d’un regard proposant une vision particulière. Et la vision de "Poulet Frites" hésite sciemment entre l’authentique et le spectacle, entre le concret et la prestidigitation. Mais le réel n’est-il pas lui aussi structuré par ce paradoxe ? Tout est question de perspective, et celle de ce film – documentaire ou pas – atypique séduit à plus d’un égard.
Le roman et le cinéma de genre au secours du réel
Dans un noir et blanc typique du polar noir, "Poulet Frites" passe par pour intemporel. Qu’importe l’année du tournage des différentes scènes et prises de vue (début 2000), le film s’inscrit dans une temporalité bis - celle de l’universalité du bien et du mal. Tel le Jean-Baptiste Adamsberg des livres de Vargas, le commissaire Jean-Michel Lemoine promène son flegme gouailleur d’interrogatoire en scène de crime. Son sourire et son regard d’une profondeur absolue, perçant et analytique mais aussi comme emprunt d’un humanisme et d’une modestie indéfectibles, habitent "Poulet Frites". Ici, le regard compte sans doute au moins autant que les mots. C’est lui quelquefois qui délie les langues et subodore l’innocence de l’individu passé au crible. Au gré des rushs, le spectateur oublie quelquefois qu’il visionne de véritables échanges, qu’il s’agit bien d’une enquête tangible. Le caractère intrinsèquement romanesque des participants de l’enquête fait du reste tomber la réalité dans la fiction, ou inversement. Les protagonistes de l’investigation et les suspects deviennent sous nos yeux des acteurs de l’intrigue. Mention spéciale entre autre pour Alain, sorte d’adulescent aussi angoissant que déchirant, piégé dans et par un quotidien effroyable.
Une enquête attrayante, avec des frites
Comme l’objet notamment de "Poulet Frites" consiste à filmer le processus d’identification du coupable d’un meurtre, difficile de ne pas se prendre au jeu. Se laissant délibérément glisser dans la fiction, se lovant malgré lui à travers les conventions du divertissement, le spectateur suit cet examen comme un film à suspense façon whodunit. Sauf que rares, bien évidemment, sont les longs-métrages à atteindre un tel degré de vraisemblable. À noter que contrairement à ce que pourrait laisser supposer son titre, "Poulet Frites" n’embrasse que modérément le registre de l’humour. Si la tonalité fantasque d’Anne Gruwez, qui intervient ici dans son rôle de juge d’instruction, ressort par instants, demeure surtout une sorte de gravité irrésistible. Ici, le sourire n’est pas un rire mais le cas échéant plutôt une empathie ou une sidération. Même si la question centrale des frites – simili pièce à conviction, un comble dans une affaire belge ! – apparaît un instant comme un gag et surfe ouvertement sur l’autodérision.
Un minimalisme d’une efficacité époustouflante
Sans musique, sans interview, sans sous-texte – le dogme95 de Lars Von Trier n’a qu’à bien se tenir –, "Poulet Frites" se pose donc peu à peu comme autre chose qu’un simple vrai-faux polar. Il s’agit d’un miroir fascinant et dérangeant de ce que l’âme humaine comporte de plus épouvantable et de plus touchant. Entre déterminisme social délétère, hantise de l’erreur judiciaire, frustration de ne pas tenir le coupable ou d’accuser le faux… les thèmes brassés par l’histoire et ses protagonistes donnent le vertige. Exit cette fois la figure démiurgique d’Anne Gruwez donnant le la des condamnations ("Ni Juge, ni soumise"), le spectateur assiste seul et impuissant, aux côtés des policiers, à l’enquête et aux interrogatoires. Un dispositif foudroyant, qui se pose comme un génial pied de nez aux innombrables « true crime » chéris par Netflix et consorts.