- Réalisateurs : Jean Libon - Yves Hinant
- Acteurs : Anne Gruwez , David Derumier , Serge Graide
- Nationalité : Français, Belgique
Portrait d’une magistrate belge irrévérencieuse et hors-norme, Ni juge, ni soumise- fusionne la comédie et l’horreur. Drôle, émouvant, effroyable, le documentaire explore la justice et le crime au gré d’un petit jeu de massacre jubilatoire. Une vision certes bien loin du réel, mais paradoxalement authentique, et donc glaçante.
Portrait de femme et polar, fable anar et manifeste libertaire, Ni juge, ni soumise fait figure d’inclassable. Le documentaire adopte les principes de l’émission belge StripTease. Seul compte ici l’exercice du montage. L’équipe de la série documentaire, composée notamment de Jean Libon et Yves Hinant, a suivi la juge d’instruction Anne Gruwez. Pendant trois ans, ceux-ci ont observé les enquêtes criminelles, les auditions, les visites de scènes de crime. Exit la voix off, le commentaire ou l’interview, le documentaire ne s’appuie que sur le découpage des plans et séquences. Quitte à manipuler un peu le réel, à jouer avec les échos et à transfigurer la vérité pour mieux restituer son essence, ou a contrario retraduire son caractère spectaculaire latent.
Or, du sensationnel et de l’extraordinaire, la juge d’instruction Anne Gruwez en dispose à volonté. Extravertie et d’une franchise débridée, la magistrate s’adonne à un véritable festival, au volant de sa 2 CV pervenche ou dans son jardin en compagnie de son rat domestique. Féroce, hilarante, pointue et trash, elle s’affranchit des frontières du langage pour percer à jour les vérités de la misère humaine. Digne d’un mashup entre Yolande Moreau et Benoît Poelvoorde, elle n’hésite jamais à mettre les pieds dans le plat pour mieux mettre à nu l’authentique, souvent le mensonge. Les masques doivent tomber, et pour cela Anne Gruwez use et abuse de l’ironie comme personne. Ni juge, ni soumise multiplie les situations cocasses, truculentes, mais aussi souvent sordides. Entre les vols à l’arraché, les meurtres et les viols, quelque chose de nauséabond persiste toujours par-delà le rire : le factuel. L’exhumation d’un cadavre et l’incarnation de la folie meurtrière tiennent à ce titre lieu de climax absolu.
On pourra bien sûr reprocher à Ni juge, ni soumise son voyeurisme assumé, sa gratuité aussi quelquefois. Et pour cause, c’est indiscutablement l’équipe de la série documentaire Strip Tease, avec ce que cela implique de jusqu’au-boutisme, qui se trouve ici aux manettes. De fait, les réalisateurs partagent une même appétence pour la provocation. Les tabous et limites fixés par la bienséance apparaissent gentiment piétinés, déréglés. Comme si l’irrévérence et les transgressions comptaient parfois davantage, dans une optique malaisante et insolente, que le tragique du réel. Peut-on rire de tout et explorer les confins de la monstruosité à travers l’autodérision ? La question posée reste ouverte.
Pourtant, si la frontière avec l’opportunisme apparaît souvent poreuse dans Ni juge, ni soumise, à la limite de temps à autre de l’obscénité, une vérité crue et imparable demeure. Celle un peu métaphysique d’un ordre du monde détraqué et mystérieux. Une vérité qui à la fois dérange et fascine, repousse et attendrit. Par-dessous la trivialité et l’humour carnassier, se juxtaposent d’innombrables personnages saisissants. La juge d’instruction, bien évidemment, mais aussi tout le petit monde qui gravite autour d’elle : enquêteurs, avocats, accusés…
Au-delà des attributions de chacun, c’est ici une véritable anthologie du genre humain qui se donne à voir.Coupable qui cherche à passer pour victime, truand, fleur de macadam, tueur déséquilibré… un instantané pointilliste du comportement humain se déploie. “Tu comprends, sur cette Terre, il y a quelque chose d’effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons”, soutient Octave alias Jean Renoir dans La Règle du Jeu. Apparaît quelque chose de cet ordre dans Ni juge, ni soumise. Car oui, entre les travers abjects de la masculinité, les pulsions de mort injustifiables, la violence exacerbée ou le vol, la responsabilité de chacun, même incontestable, reste potentiellement structurelle. Ce n’est pas l’homme seul qui est fou, c’est le monde qui l’enserre. Peut-être. Rien n’est jamais stabilisé et tranché dans Ni juge, ni soumise, et c’est précisément cette ondoyance qui en fait une œuvre à part, incontournable. Le Délits flagrants de Raymond Depardon n’est pas loin, mais en version toquée et surréaliste.
Le documentaire Ni juge, ni soumise est disponible sur Netflix.