- Acteurs : Joel Edgerton, Will Poulter
Sous ses faux airs de fresque historique baroque, la série "The Underground Railroad" (Amazon Prime) cache un thriller paranoïaque vertigineux, voyage haletant aux confins de l’horreur sur fond de retour du refoulé, à la rencontre des fantômes de l’Amérique…
Adaptation du roman éponyme de Colson Whitehead, "The Underground Railroad" suit le destin de Cora Randall, esclave dans l’enfer de l’avant-guerre de Sécession. La jeune femme parvient un jour, suivant à contrecœur les conseils de son alter ego Caesar, à s’échapper d’une plantation de coton de Géorgie. Au cours de sa fuite, elle découvre un authentique réseau souterrain de chemin de fer, ingénieuse installation tenue secrète et mise au point par des abolitionnistes. Mais bientôt, Ridgeway, un limier chasseur d’esclaves pour le moins intraitable et infaillible, se voit lancé à leur poursuite…
Avec ses dix épisodes affutés comme une lame de rasoir, la série "The Underground Railroad" s’affranchit avec talent de nombreux stéréotypes hollywoodiens pour regarder la période de l’esclavage sous un jour (presque) nouveau. Non contente de se démarquer par sa sensibilité autant que par son sens du symbole, la série évacue d’entrée la figure du bienfaiteur blanc (ici beaucoup trop plurielle et ambiguë) pour développer une fiction tant réaliste qu’allégorique. Par réalisme, il faut entendre la trajectoire historique et les conditions de l’esclavage au 19e siècle aux Etats-Unis, mais pas cependant le chemin de fer souterrain en lui-même. Car si un « chemin de fer clandestin » a bien existé dans les années 1850 et 1860, permettant alors de sauver environ 100 000 esclaves d’une mort certaine, sa structure n’a aucune commune mesure avec les tunnels et machineries mis en scène dans "The Underground Railroad". Il s’agit là au contraire d’une métaphore romanesque pour illustrer les routes clandestines, itinéraires et refuges secrets utilisés par les quelques esclaves ayant réussi in extremis à échapper à l’enfer.
Les premières images de "The Underground Railroad", une série de scènes imaginaires ralenties et structurées comme des tableaux (oniriques et ténébreux comme les génériques du Lars Von Trier d’"Antichrist" ou encore "Melancholia"), donnent le ton de la série. Sans jamais lésiner sur la puissance stylistique, la réalisation multiplie les jeux de lumière dans une veine expressionniste et ne cesse d’opposer la perfection des images à la brutalité du récit (torture, bucher…). Inscrivant son intrigue dans une certaine mesure aux frontières du réel et du fantasme, le réalisateur Barry Jenkins ("Moonlight", "Si Beale Street pouvait parler") choisit en un sens, à la façon du Tarantino de "Django Unchained" (2012) et surtout du Steve McQueen de "Twelve Years a Slave" (2014), de sublimer l’horreur. L’idée n’est pas d’échapper à la monstruosité ou d’étouffer les atrocités du passé par-dessous le maniérisme, mais au contraire de rendre, par le biais de la beauté et de la composition picturale, la cruauté et la quête de liberté qui en découle plus tangibles.
Le scénario ne s’embarrasse pas d’une re-contextualisation ou d’une vulgarisation historique mais privilégie a contrario un axe quasi mythologique, tissant des péripéties épiques et conflictuelles d’une rare richesse. Simili road-série oblige (remonter vers le nord pour fuir la servitude), chaque épisode circonscrit un nouveau territoire et donne à voir de nouveaux comportements abjects du genre humain tout en redoublant de rebondissements. Les protagonistes s’avèrent ainsi développés comme le seraient les héros d’une épopée homérique – Jenkins et Whitehead n’hésitent d’ailleurs pas à citer ici ou là, en dévoyant malicieusement le récits originaux, « L’Odyssée » d’Homère ou encore « Les Voyages de Gulliver » de Jonathan Swift. Si bien que le genre du drame sur fond d’esclavage en vient très vite à se dissiper au profit d’un thriller paranoïaque. Parvenus un temps dans une ville de Caroline du Sud où les Blancs tolèrent en apparence les Noirs tout en perpétuant une hiérarchie injuste et implacable (toute ressemblance avec la réalité contemporaine serait fortuite…), Cora et Caesar se retrouvent aux prises d’une tension psychologique intolérable. Problème : il ne s’agit que d’un des premiers cercles de l’Enfer traversés par les héros. "The Undergroud Railroad" adopte à cet égard la logique d’un suspense étouffant où chaque détail semble en passe de faire basculer les personnages dans des abysses épouvantables – comme si les tunnels cachés sous le sol pouvaient subitement déboucher vers un brasier.
Avec sa musique remarquable (signée Nicholas Britell) et sa photographie sophistiquée (James Laxton), la série ferait ainsi presque oublier au spectateur qu’il assiste à la subtile déconstruction d’un crime institutionnalisé. Ou quand le divertissement croise l’analyse didactique.