- Réalisateur : David Fincher
- Acteurs : Michael Fassbender, Charles Parnell, Tilda Swinton
Exit la série B ou le petit film d’exploitation, "The Killer" n’est pas un film de tueur à gages comme les autres. D’une précision et d’une étrangeté viscérales, tout en maîtrise glacée, ce néo-Melville fascine, excelle et déconcerte – la marque en somme d’un authentique cinéma.
The Killer
De : David Fincher
Avec : Michael Fassbender, Tilda Swinton, Charles Parnell
Genre : thriller, action, drame
Pays : Etats-Unis
Année : 2023
Imaginez la description lente et ascétique du quotidien routinier d’un tueur à gages a priori infaillible, de son organisation millimétrée à l’exécution de la cible proprement dite. Sauf qu’au moment de presser la détente, quelque chose déraille. Serait-ce soudainement la percée du doute, ou un simple écart ? Pour le tueur, une crise existentielle s’insinue et avec elle, une trajectoire aussi mystérieuse que sanglante…
Consciemment ou non, David Fincher reproduit en filigrane avec "The Killer" un motif auquel il a déjà en consacré une bonne partie de sa carrière : celui des affres et angoisses de la masculinité. Qu’en était-il jusqu’ici à ce propos des protagonistes centraux de "Se7en", "The Game", "Fight Club", "Zodiac", "Benjamin Button", "The Social Network", "Millénium", "Gone Girl", mais aussi "Mank" ? Partout dans sa filmographie, ce chantre du thriller psychologique convoque les doutes d’hommes blessés dans leurs fantasmes de toute puissance et de contrôle. Atteints dans leurs convictions, croyances et systèmes de valeurs, les antihéros fincheriens doivent tous à leur manière faire l’expérience d’un monde ne se pliant subitement plus à leurs désirs. Un maillon du mécanisme constituant les fondements de leur existence, qu’ils pensaient jusqu’alors infaillible, se grippe ou se dérobe avant de provoquer en eux le chaos. Ces hommes en déroute ne sont pas seulement les victimes d’un système qui les dépasse mais également l’expression symptomatique d’une domination en crise.
L’impétuosité idéaliste de David Mills dans "Se7ven", le cynisme imbu de Nicholas Van Orton dans "The Game", la sédition hallucinatoire du narrateur de "Fight Club", les antagonistes présomptueux de "Panic Room", le rêve inatteignable de "Benjamin Button", l’orgueil vengeur de Mark Zuckerberg dans "The Social Network", la vision du monde hétéronormée de Blomkvist dans "Millénium", l’égocentrisme et la bêtise crasse de Nick Dunne dans "Gone Girl"... les grandes figures masculines fincheriennes, par excès d’assurance, tombent souvent brutalement de leur piédestal, pour ne plus jamais y remonter véritablement. De la même façon, quelque chose achoppe dans le flot de certitudes obsessionnelles du tueur (joué par Michael Fassbender, fantastique) dans "The Killer". Ce qui se traduit d’abord par un accident fortuit lorsqu’il presse la gâchette au mauvais moment. Rien d’anodin ici sans doute dans la modalité de l’écueil, puisque la balle supersonique - symbole phallique en un sens - frappe de plein fouet un objet de désir auquel le regard du tueur s’efforçait juste avant d’échapper pour préserver sa concentration. Toutes les rétentions que s’imposait le narrateur n’échappent pas en cela à la libération d’une pulsion. Comme dans un sursaut d’humanité, l’erreur fait dès lors irruption pour révéler une fragilité qui hante l’antihéros. Car malgré les codes et restrictions qu’il s’impose – à grand renfort d’outils technologiques 2.0 –, le tueur n’est pas une machine et doit composer avec sa vulnérabilité. La suite de "The Killer" pourrait ressembler à une vengeance, mais cette quête furibonde du protagoniste consiste avant tout pour lui à reconquérir son honneur déchu – eh oui, il s’agit dans le fond davantage d’une vanité mal placée que d’une réelle volonté de venger une compagne meurtrie.
Or, ce tueur à gages porté par Fassbender, même en semant la mort en guise de représailles, ne redevient jamais cette arme de guerre implacable qu’il se figurait incarner – bien au contraire. Au cours de son périple sanglant en République dominicaine, à la Nouvelle Orléans, en Floride et dans l’État de New York, une constante va même s’immiscer inexorablement entre les rigoureux préceptes d’impassibilité auxquels il tente religieusement de se conformer : l’empathie. À cet égard, outre la clémence latente observée ici et là jusque dans la mise à mort (cf. la secrétaire), la séquence foudroyante d’affrontement entre Fassbender et la brute se montre éloquente d’ambiguïté. Le scénario semble en effet rapprocher délibérément le tueur du chien de garde – un pitbull redoutable –, à la fois de par la tragédie de leur isolement que par leur mélancolie qui en découle. Il s’agit de deux êtres condamnés à tuer et néanmoins doués d’affection et d’émotion. Ainsi, "The Killer" ne raconte peut-être pas l’histoire d’une rédemption mais plutôt celle d’un parcours initiatique, celui d’un lent retour parmi les vivants avec ce que cela comporte de sensitivité et de trouble. Les traits tombants, le corps fatigué par l’attente et la reproduction incessante des mêmes mouvements, le tueur doit regarder la réalité en face : celle du temps qui passe et des sensations inéluctables. Pour cette raison, "The Killer" s’apparente nettement plus à la funeste poésie du "Samouraï" (Jean-Pierre Melville, 1967) – jusque dans sa chorégraphie délicate – qu’à la brutalité tapageuse du Charles Bronson du "Flingueur" (Michael Winner, 1972). Ce qui n’empêche pas le film, dans ses accès de folie, de cocher quelquefois les cases des deux catégories.
Reste que les plus beaux moments de "The Killer", là où la mise en scène fait preuve de toute son inventivité et de son équivocité, se déroulent souvent en pleine accalmie, par exemple lorsque le protagoniste se ment intérieurement à lui-même pour se convaincre de son indubitable souveraineté. Les mots dont se berce le personnage ont beau sembler provocants ou inquisiteurs, ils ne dissimulent jamais la solitude qui l’emprisonne. Qu’à cela ne tienne : les chansons chagrines des Smiths que ne cesse d’écouter le tueur parlent pour lui. Quelle brillante métaphore que ce choix d’intégrer le chant langoureux de Morrissey, souvent contrarié par le rythme rapide de la batterie, pour dire tout le paradoxe insoluble de ce meurtrier rêveur. Mention spéciale, en outre, pour notamment la séquence d’introduction de "The Killer", qui se place au chevet d’un des films préférés de David Fincher : "Fenêtre sur cour" (Alfred Hitchcock, 1955), dont le motif hantait déjà "Panic Room".
Depuis son poste d’observation, dans un parc, au café du coin… le tueur scrute le commun des mortels jusque dans ses affaires ses plus triviales. Le regard s’avère alors bien moins sardonique (comme dans "Fight Club") qu’emprunt de tendresse ("Benjamin Button"). Melville, Hitchcock… cette nouvelle collaboration entre David Fincher et Netflix, malgré l’apparente simplicité – chose rare chez Fincher – du scénario de "The Killer" qui privilégie l’archétype au méandre, ne ménage pas ses références. Tout cela pour rappeler avec faste et brio l’illusion absolue du contrôle sur nos existences, ne serait-ce que par les outils technologiques. Avec sa photographie somptueuse, son montage imparable (Kirk Baxter, qui fait équipe avec Fincher depuis "Benjamin Button"), sa musique dantesque signée Trent Reznor/Atticus Ross et son suspense de haute volée, "The Killer" apparaît comme une œuvre étincelante de plus dans la filmographie du papa de "Zodiac". S’agit-il en creux d’une allégorie de l’expérience complexe de mise en scène, l’arme se substituant ici à la caméra du réalisateur ? La question reste ouverte. Vertigineux, le film n’en finit pas de captiver.
Adapté de la série de bande-dessinée « Le Tueur » (Matz et Luc Jacamon), "The Killer" est disponible sur Netflix depuis le 10 novembre 2023