- Réalisateur : Steven Soderbergh
- Acteurs : Benicio Del Toro, Don Cheadle, Brendan Fraser, Julia Fox
Sous couvert d’un film de gangsters banal, Soderbergh dessine un polar réjouissant et désabusé, où maestria rime avec facétie et tragédie.
Detroit, 1954. Les truands Curt Goynes et Ronald Russo acceptent à contrecœur une mission proposée par un mystérieux commanditaire, Doug Jones, qui leur promet en échange une somme d’argent conséquente. Enfantin, l’enjeu consiste à récupérer un document en se rendant dans la maison familiale d’un comptable de General Motors. Problème : rien ne se passe comme prévu et la simple mission prend brusquement une allure kafkaïenne voire paranoïaque…
Depuis sa « sortie de retraite » en 2016 avec le tournage de "Logan Lucky", Steven Soderbergh (qui s’était retiré du circuit cinéma en 2013 à la sortie de "Effets secondaires") semble plus que jamais insatiable. Le réalisateur a tourné pas moins de 6 films en à peine 5 ans, sans compter toutes ses participations en matière de télévision ("Godless", "Mosaic"…). Et pourtant, l’écrasante majorité de ses longs-métrages s’avère d’une qualité saisissante en dépit de leur temps de tournage record. Il en va ainsi de "No Sudden Move", sa nouvelle variation autour du cinéma de gangsters et du thriller. Avec sa nonchalance et son schéma intriqué typiquement soderberghien (le metteur en scène persiste et signe avec une intrigue pour le moins enchevêtrée), le film soigne aussi bien les obsessions du réalisateur qu’il s’avance dans des contrées inusitées. Alors que l’on pense un temps naviguer quelque part entre la série des "Ocean’s" ou encore "Logan Lucky", les événements dérapent et un autre long-métrage apparaît. C’est que Steven Soderbergh brille lorsqu’il s’agit de mener le spectateur (et les protagonistes de l’intrigue) en bateau.
Ce que l’on prend au départ pour un buddy movie mâtiné de braquage se transforme en thriller étrange, à la fois drôle et angoissant. Chaque personnage (même ceux que l’on imagine secondaires) est mis en avant de telle sorte, au fur et à mesure du récit, qu’il apparaît difficile de déterminer lequel d’entre eux va prendre l’ascendant sur les autres. Et pour cause : tous les protagonistes (ou presque) ont la même importance. Mieux : tous autant qu’ils sont ne cessent d’évoluer et de se réinventer d’une scène à l’autre, comme si Soderbergh mettait précisément en abyme le jeu d’acteur et toutes ses métamorphoses. Un phénomène qui menace de perdre le spectateur mais qui surtout fascine. Expérimentateur par essence, le metteur en scène continue résolument d’imaginer une intrigue capable de supplanter ses précédents films.
Et malgré cette dimension tortueuse, se cache à travers "No Sudden Move" une œuvre somme toute très classique (et en cela rassurante). Deux personnalités que tout sépare se retrouvent prisonniers d’une machination complexe qui les dépasse et au sein de laquelle ils s’apprêtent immanquablement à échouer (et à briller). Éternel récit des losers magnifiques, le film contient aussi tout ce que les films néo-noirs et néo-polars peuvent offrir en matière de symboles : des mafieux rusés, des femmes cupides, des flics déséquilibrés et corrompus, des vieux vétérans du banditisme… Autant de portraits délictueux et stéréotypés capables de donner à "No Sudden Move" un réel cachet. Sans compter l’authenticité monstre que prodiguent ici et là les superbes décors et véhicules fifties.
Bien sûr, ce nouveau jalon dans l’œuvre labyrinthique de Soderbergh ne serait rien ou presque sans ses interprètes, tous magnétiques. Outre le charisme mutique et insolent de Don Cheadle (Curt) ou la bonhommie feinte et féroce de Benicio Del Toro (Ronald), c’est David Harbour dans le rôle du comptable-père de famille qui en impose probablement le plus, à ses heures larve invisible puis soudainement mâle explosif. De même, plus que Vanessa la Vamp insoumise interprétée par Julia Fox, c’est l’énigmatique Doug Jones porté par Brendan Fraser qui frappe, bouffi et génial. Quant à Kieran Culkin (excellent Roman Roy dans la série "Succession"), son éphémère cabotinage fonctionne à merveille.
Mentionnons aussi une subtilité cruciale de "No Sudden Move" qui joue autant sur l’atmosphère que sur l’esthétique globale : le choix du très grand angle (Kowa Prominar). Parce que Soderbergh ne peut s’empêcher de prendre un risque, il a choisi d’associer cette focale très large à la caméra Red Monstro, connue pour sa texture numérique terrassante de détails. En découle à l’image une sensation d’étrangeté : les protagonistes apparaissent comme écrasés par les buildings et bâtiments qui les environnent. Aussi, les visages et les perspectives paraissent souvent légèrement difformes et la profondeur de champ noyée dans une sorte de brouillard. Bien qu’atténuée en post-production, cette image déformée rajoute ainsi une inquiétude. Comme si ni le spectateur ni les personnages n’étaient à même de maîtriser la moindre parcelle d’espace où ils déambulent (même mentalement). De quoi produire un sentiment d’angoisse de génie, où l’architecture tordue par la focale énonce d’entrée quelque chose du contexte et du jeu de dupe qui se trame – tragique allégorie d’une économie américaine corrompue depuis ses prémices.
Disponible sur MyCanal