- Auteur : Thomas Cadène
- Editeur : Delcourt
La Guerre est l’histoire d’une dérive, d’un couple en perdition, de deux êtres qui en refusant leurs responsabilités tombent dans la déliquescence. Voici une BD noire de Thomas Cadène et Loïc Sécheresse qui interpelle. On a discuté avec le scénariste...
Bepolar : Comment est née l’idée de cet album, La Guerre ? Qu’aviez-vous envie de faire ?
Thomas Cadène : L’histoire de l’album est une vieille histoire. L’idée, à l’origine, c’était d’écrire parce qu’on m’y avait invité invité, une histoire qui pouvait coller avec un univers de polar. C’était il y a une éternité.
En 2013. Le contexte, la nature du scénario, les personnages. Je ne me souviens plus trop d’où ils viennent. J’ai réalisé récemment que cette écriture "coup de poing" dégagée de tout superflu était peut-être, chez moi, une réponse aux 2 ans et demi/3 ans d’écriture fleuve et feuilletonnante de ma série Les Autres Gens. Comme une manière de faire autre chose, autrement, d’arrêter de scruter chaque soubresaut de trop de vies pour me focaliser sur une trajectoire simple et radicale.
En ce qui concerne le fond, j’imagine qu’il y avait évidemment un propos politique et/ou social. En tout cas, vu depuis aujourd’hui, c’est ce qui m’apparaît le plus évident. Pour autant, je ne pense pas que je pourrais écrire encore comme ça maintenant. Quelque chose d’aussi direct. Sans parler de la noirceur, cette manière de raconter, comme un coup de poing qui vise, part, fend l’air et bouscule (si la lecture fonctionne). Cela dit, je n’ai pas essayé...
Bepolar : Alice et Alex semble former un couple parfait. Ils sont jeunes, beaux et ont des moyens importants. Comment pourriez-vous nous les présenter ? Comment les voyez-vous ?
Thomas Cadène : Comme des gens très banal d’une classe bourgeoise à qui tout réussi (ou semble réussir) moins par leur génie propre que par le fait qu’ils sont programmé pour réussir dans un univers qui a été façonné pour eux. Ils sont élégants, probablement sympathiques, beaux, très certainement dotés des meilleurs diplômes, ils ont toutes les cartes en main d’un jeu dont ils connaissent toutes les règles, écrites ou non.
Bepolar : Ils sont à la recherche d’émotions fortes, eux que la vie a si bien doté. Malgré leur richesse, ils semblent incapables de profiter de la vie. Vous faites un portrait très au vitriol de cette jeunesse dorée, cynique et désœuvrée. Vous voyez cet album comme une fable sociale ?
Thomas Cadène : Bien sûr mais au-delà des jeunesse dorées qui ne sont pas une entité en soi, c’est un album qui parle aussi d’une monde si on regarde avec un peu d’attention. Ils en sont les figures idéales mais ce monde c’est le notre, un monde qui dévore, qui est incapable de s’intéresser au sort de ses enfants, qui se nourrit de son propre appétit, peut-être jusqu’à se dévorer lui-même. La jeunesse dorée, c’est une manière de raconter ça parce que, c’est la jeunesse qui grandit, à la fois un peu à l’écart, protégée et en même temps c’est celle à laquelle on donne les clefs.
Mais Alice et Alex sont aussi des personnages qui raconte un vide, un vide comme un trou noir, une sorte de manque de substance qui réclame d’être compensé, d’être comblé, nourri. Ils ont une part naïve, une part un peu ridicule, c’est presque leur étincelle d’humanité, ces manières un peu grandiloquentes et maladroites de s’expliquer.
Bepolar : L’accident qu’ils provoquent au début de l’album pour expliquer cette perte de sens, mais c’était déjà en eux non ?
Thomas Cadène : Oui. L’accident est plus un révélateur ou le déclencheur de mécanisme qu’un changement. Éventuellement on pourrait dire qu’il donne trop d’un coup, ce qui pousse cette mécanique bien huilée et déjà présente à un paroxysme, à une radicalité, qui (on peut l’espérer) n’était pas au programme.
Bepolar : Loïc Sécheresse a un parti pris graphique assez fort. Comment avez-vous travaillé ensemble ? Est-ce que son style a influencé votre histoire ?
Thomas Cadène : Le style n’a pas vraiment influencé l’histoire qui préexistait, mais en revanche, il lui a donné une telle puissance, une telle force qu’à la fin, quand nous faisions des relectures, je me rendais compte que son dessin était tellement efficace, tellement parlant que je voulais enlever presque tous les dialogues qui me paraissaient superflu. Il m’a un peu retenu mais pas mal de bulles ont tout de même sauté. Elles n’apportaient plus rien, le dessin suffisait.
Quant au travail, lui a plongé dans cette histoire, il a vécu avec d’une manière qui ne m’est pas familière. Moi, je l’ai sortie de moi, assez rapidement, comme peut l’être l’écriture et ensuite, je l’ai reprise, de loin en loin, je l’ai accompagnée... Mais lui il a dû passer de longs mois avec les personnages, il a du leur donner forme humaine, les faire bouger. Et de temps à autre, nous en parlions, nous nous arrêtions au bord de son chemin pour faire le point.
Mais ce n’est qu’à la fin que j’ai retrouvé mon histoire, quand m’a été donné le luxe de la relire en entier. Et, réécrite par le dessin de Loïc, je l’ai prise comme on se prend un coup, presque lue sans reprendre mon souffle.
Bepolar : L’album La Guerre vient de sortir il y a quelques semaines, comment vivez vous ce moment des premiers retours critiques et de l’arrivée en librairie ?
Thomas Cadène : C’est un aboutissement. Il y a toujours une part de soulagement, d’impatience et de tristesse quand un album sort. Il commence sa vie, la rencontre avec les lecteurs mais, pour nous, c’est fini. Ce qui est passionnant dans les rencontres avec les lecteurs c’est qu’ils témoignent souvent d’un grand trouble qu’on pourrait qualifier de fécond. Un trouble qui les laisse d’abord un peu sonné et puis qui revient, qui travaille, qui interroge. C’est un livre qui ne donne pas toutes les clefs, qui repose beaucoup sur le présupposé d’une forme d’évidence qui oblige à un regard qui n’est pas agréable mais qui fait pleinement partie de l’expérience. Ce qui nous rassure, c’est qu’en général on n’y voit pas de complaisance, personne ne trouve les personnages "trop cool", c’était vraiment l’écueil numéro un et il semble que ça fonctionne. La contrepartie c’est que ça implique de bien s’accrocher pour dégringoler en enfer avec deux monstres.
Bepolar : Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous ?
Thomas Cadène : Cette année, j’ai sorti pas mal de BD, une série télé et, en juin, il y aura un jeu vidéo auquel j’ai participé, Unmaze, avec Nicolas Pelloille-Oudart. C’était une super expérience et d’ailleurs j’ai plongé dans un autre projet de jeu. Par ailleurs, je bosse sur une BD que j’ai coécrite avec Joseph Safieddine pour le dessinateur Pierre Thyss qui sortira en 2022 chez Dargaud et j’ai pas mal d’autres projets dans les tuyaux, souvent en co-écriture avec Joseph, d’ailleurs. Et sinon, je suis rédacteur en chef adjoint de la revue d’actualité en BD, TOPO ! C’est encore un autre type d’expérience, à la croisée de la BD et du journalisme, c’est passionnant.