- Réalisateur : Xavier Gens
- Acteurs : Olivier Gourmet, Vithaya Pansringarm, Nassim Lyes, Loryn Nounay
Polar, film d’action et de vengeance, "Farang" étourdit par son impétuosité et sa maîtrise. Les Gareth Evans et consorts n’ont qu’à bien se tenir !
Farang
De Xavier Gens
Avec Nassim Lyes, Vithaya Pansringarm, Loryn Nounay, Olivier Gourmet
Genre action, thriller
Année 2023
Nationalité : français
Le pitch : Sam est un détenu modèle. En attendant sa sortie de prison, il organise minutieusement sa réinsertion. Pendant une permission, il est rattrapé par son passé et doit fuir. Cinq ans plus tard, il a repris pied et vit sereinement en Thaïlande auprès de la famille dont il a toujours rêvé. Mais Narong, un baron de la drogue des environs, le contraint à renouer avec la délinquance. Bientôt, un événement inopiné met sa famille en danger et Sam cède à une quête vengeresse…
Notre avis : "Farang" est à l’image du style tranchant de son réalisateur, Xavier Gens. Mouvant, brutal, sec et pertinent jusque dans son sous-texte légèrement social, le film navigue en plein cinéma de genre, entrelaçant ici le polar, là le film de vengeance et l’action débridée. D’où une liberté assez viscérale, qui oscille avec brio entre la suspension et le débordement sans concession. Plutôt que de rechercher la virtuosité, Xavier Gens privilégie l’efficacité avec "Farang". Ce qui n’empêche pas le long-métrage de distiller une réelle maîtrise formelle, avec des séquences bien filmées, bien découpées et montées. La structure du film adopte particulièrement deux approches : elle suit d’une part la trajectoire tumultueuse de Samir ; elle personnifie d’autre part à travers sa substance-même la progressive transmutation du personnage. Aussi éculée soit l’histoire de "Farang", avec son antihéros piégé par la fatalité qui lui colle aux basques telle la boue spongieuse au fond du trou qu’il creuse lors d’une des scènes liminaires, celle-ci revisite intelligemment les codes (taule, quête de rédemption et de paix, adversité, démons, fatum...) plutôt qu’elle ne récite prétentieusement les poncifs.
Schématiquement, le dispositif de "Farang" s’apparente à un cercle infernal : on quitte les rives du Styx pour toucher du doigt le paradis, avant de retomber plus profondément et brusquement encore aux Enfers. Après avoir purgé l’essentiel de sa peine de prison pour trafic de drogues, le doux, fiévreux et mutique Samir obtient une permission. Mais le péril, incarné par des dealeurs et ex-collègues menaçants, guette dès ses premiers pas hors-les-murs. A tel point qu’une sorte de malédiction enchaîne très vite en creux Samir à la culpabilité et à l’impardonnable. Puis le récit délivre le protagoniste via un saut de cinq années en avant, lui accordant un temps l’éden au sein d’une campagne thaïlandaise verdoyante, entre une épouse aimante et une fille attentionnée. Pourtant, les démons du personnage et antagonismes remontent subitement à la surface, contraignant Samir à libérer la fureur et l’ombre qu’il refoulait jusqu’alors. En ce sens, "Farang", qui reflète à travers ses décors (prison inhumaine, ville bétonnée hostile, campagne foisonnante et fertile, bars inquiétants puis de nouveau ville odieuse) toute la multiplicité des métamorphoses de Samir, s’apparente à un objet étrange et ondoyant. Miroir de l’âme empoisonnée du protagoniste, la mise en scène succombe subtilement à la contamination.
Beau et hanté par la colère qu’il retient captive tout au fond de son regard insaisissable, Sam incarne avec brio ce contraste entre espoir et dévastation. Cet ancien dealeur, désormais ex-taulard, rêve d’oubli. Pourtant, en Thaïlande, la transformation semble délicate à parachever. A ses heures pêcheur ou bagagiste d’hôtel, Sam flirte encore avec la violence et l’illégalité lorsqu’il participe à des combats de boxe-thaï truqués. C’est cette hésitation latente, que l’on pourrait comparer à la fameuse velléité de dernier braquage d’un bandit au bon cœur et s’imaginant raccrocher sous peu, qui perd en partie le personnage. Un peu à la manière de "Taxi Driver" (Martin Scorsese, 1977), voire d’"Irréversible" (Gaspar Noé, 2002), Sam échoue à devenir le bon samaritain qu’il fantasme, et se change malgré lui en ange exterminateur. Toute la frustration et la hargne qu’il réprimait rejaillissent dans un chaos destructeur. Parfois magnétique, l’acteur Nassim Lyes insuffle beaucoup d’intensité à cet être à la fois placide et implacablement hanté – en une sorte de distorsion du "Samouraï" de Jean-Pierre Melville (1967).
En thaï, « farang » désigne un « étranger blanc », et Sam s’apprête à devenir étranger à lui-même. Prêt à tout pour retrouver sa fille et obtenir vengeance, il peine d’ailleurs à reconnaître son propre reflet sur la lame ensanglantée qu’il brandit après avoir massacré des hommes de main dans un bordel où il menait l’enquête. Peu avant d’en arriver là et de voir son visage tailladé tel son âme, Sam aura littéralement traversé les flammes de l’enfer, dont il ressort symboliquement comme un mort-vivant. Si plusieurs films se glissent dans "Farang" – l’ouverture façon drame social avec l’élégant monologue dans la prison puis la tentative de réhabilitation, le film de gangsters, la romance cathartique, le revenge movie, le film d’arts martiaux… -, une scission nette délimite la tentative de Sam de vivre en paix de son envers meurtrier. Il s’agit d’une sorte de rituel shamanique où le personnage réchappe de la mort pour mieux l’incarner, disons s’en faire l’ambassadeur avide. Aussitôt, "Farang" bascule dans l’horreur et son tempo s’emballe. Non content d’être crédible à travers tous les genres qu’il explore, le long-métrage brille dans sa partie la plus survoltée.
Par-delà tout réalisme (ou presque) dans l’un de ses derniers segments, "Farang" sublime l’abstraction frénétique et sanglante. On songe alors au Gareth Evans de "The Raid" (2011) au gré de ce déchaînement de combats au corps à corps où les armes blanches, contondantes et tous les coups bas imaginables règnent en majesté. Le style de "Gangs of London" – autre création signée Gareth Evans et dont certains épisodes s’avèrent justement réalisés par Xavier Gens –, en plus gore sans doute, saute également aux yeux. On est pas si loin de "Green Room" (Jeremy Saulnier, 2015) et du cinéma de Zahler. Mention spéciale pour la scène délirante de l’ascenseur, allégorie à elle toute seule de la claustration et de la violence refoulée, ou encore pour l’affrontement avec Narong, ogre irrésistible porté avec onctuosité par Olivier Gourmet. Après avoir investi minutieusement de nombreux genres, "Farang" tourne donc finalement au grand spectacle régressif. Délaissant un temps sa psychologie, les tenants et aboutissants de son récit, pour ne se consacrer qu’au seul divertissement, le film se dévide littéralement jusqu’à l’os. Persiste alors dans ce thriller jusqu’au-boutiste un semblant de l’esprit de "La Colère d’un homme patient"(Raul Arevalo, 2017) pour sa brutalité extravagante et étrangement épurée. Ambitieux mais sans fard, Xavier Gens signe ainsi avec "Farang" une œuvre coup de poing aussi narquoise que solide. Rien d’original à l’horizon certes, mais un numéro de qualité – chose rare.
"Farang" est sorti en salles le 28 juin 2023