- Réalisateur : Abi Morgan
- Acteur : Benedict Cumberbatch
Eric
Avec : Benedict Cumberbatch, Gaby Hoffmann, McKinley Belcher
De : Abi Morgan
Genre : thriller, drame
Année : 2024
Pays : Royaume-Uni
Sous ses faux airs de thriller nébuleux, "Eric" puise surtout dans le suspense pour faire advenir le tragique, ici celui niché dans la masculinité toxique et les discriminations. Une mini-série troublante mais qui manque d’homogénéité, signée Abi Morgan la créatrice de "The Hour" et "The Split".
À New York dans les années 80, un jeune garçon de neuf ans du nom d’Edgar disparaît en se rendant à l’école. Son père Vincent, être irascible et alcoolique hanté par les ténèbres, bascule dans le chaos dont il peinait déjà à s’extraire depuis des années. S’isolant de son épouse et de ses collègues de travail, il s’en remet bientôt malgré lui à son ami imaginaire Eric – sorte de yéti, symbole de sa perte de repères – pour tenter de retrouver la trace de son fils Edgar. En parallèle, la police mène son enquête sans négliger la moindre éventualité.
En articulant son scénario et son suspense autour de la disparition d’un enfant, la mini-série "Eric" emprunte délibérément un sentier très balisé. Son schéma compte parmi les plus usités des thrillers, avec à la clé une problématique morale – la corruption de l’innocence – et propice à l’angoisse. Un canevas inquiétant idéal pour distiller le whodunit, lequel se traduit ici logiquement au gré d’un dispositif façon Cluedo. L’intrigue sème ainsi le doute quant à la culpabilité d’une série de protagonistes principaux et secondaires, à mesure que progresse l’investigation.
Mais le scénario initial tout comme son mécanisme servent de devanture, ou du moins de contenant à d’autres nuances plus souterraines. Car si percer le fin mot de cette histoire potentiellement criminelle comporte bel et bien un intérêt pour le spectateur – "Eric" ne trompe en cela personne ou presque –, le cheminement vaut surtout pour les problématiques annexes qui jaillissent petit à petit. À certains égards, la mini-série utilise donc le suspense et le trouble à d’autres fins que celle d’hypnotiser, d’horrifier ou de passionner. À l’instar du cinéma de genre qui reproduit une esquisse connue de tous, "Eric" s’accapare l’effroi ordinaire pour y transporter avant tout en contrebande une certaine idée de la famille dysfonctionnelle, du paternalisme, du racisme, ou encore de l’homophobie.
Il suffit de gratter un peu la surface en apparence pleine de suspense d’"Eric" pour laisser émerger d’autres couches plus sensibles et sensitives. La mise en scène, la réalisation et le style de la série, d’abord, ne visent par exemple pas l’opacité d’une atmosphère hitchcockienne ou fincherienne. Ses couleurs désaturées (pour donner un sentiment eighties, mais pas seulement) dans la veine indé, son accentuation des émotions, ses cadrages volontiers conviviaux, sa sublimation des relations sociales… tout cela rapproche nettement plus "Eric" d’un désenchantement contemplatif à la "Marriage Story" (Noah Baumbach, 2019) que d’un tableau fuligineux et horrifiant comme celui d’un "True Detective" (HBO, 2014).
Une fois évacués le questionnement criminel – la tension des premiers épisodes – et le bouleversement qui décime la famille Anderson, deux dynamiques s’imposent : la trajectoire possiblement rédemptrice de Vincent et l’affranchissement du policier Michael Ledroit. Ces deux personnages centraux, l’un surtout prisonnier de l’emprise de son père tyrannique, l’autre condamné au refoulement et à porter un masque pour échapper à l’homophobie et en partie au racisme, font tout le tragique et le côté thriller psychologique d’"Eric". Reste que le drame et le thriller cohabitent difficilement dans cette mini-série, le premier finissant par tirer la couverture à lui sans laisser de place au second, délaissé au rang d’argument.
Et pour cause : un décrochage très net finit par advenir dans "Eric", sans retour possible à l’angoisse et à l’équivoque liminaires. Comme si toute cette chasse à l’homme n’avait été qu’un prétexte. Reste que le jeu de Benedict Cumberbatch, dans la peau de Vincent, continue malgré tout de procurer une étrange sensation. Que cela soit dans ses mimiques, dans ses regards obliques ou sarcastiques, dans sa colère tantôt rentrée ou déclamatoire, dans sa verve et ses coups de sang liés à l’ivresse, l’acteur délivre une prestation époustouflante et à certains égards asphyxiante. Son personnage fait l’effet d’un père dépassé, d’un ogre, d’un marionnettiste dans tous les sens du terme (miroir du despotisme du père), ou encore d’un éternel enfant. Autant de tendances qui transcendent souvent la série et l’empêchent de basculer totalement dans la simplicité. À noter que les jeux ambigus de Dan Fogler et David Denman valent également le détour, entre autres.
Aussi, si "Eric" échappe de justesse au cas d’école de la série à suspense piégée par un scénario trop schématique – toutes les intrigues trouvent un dénouement (dont certains certes assez peu réalistes), mais avec un verrouillage et un manque de nuances patents –, c’est grâce à l’usage symbolique des différents espaces de l’action. Le reclus de l’appartement familial des Anderson traduit tout de leur mal-être. De même que le lieu de travail clos de Vincent renvoie au départ à une certaine claustration mentale. De fait, il faudra au personnage s’aventurer dans les soubassements (métro, puis cavités jusque dans les entrailles de New York), autrement dit dans les tréfonds de son âme, pour s’affranchir de ses démons. Libération qui se voit métaphorisée notamment par les grands espaces de Central Park. Enfin, le dernier plan-séquence dans le studio des marionnettistes, avec cette fois un cadre plus ample, intensifie cette délivrance. Voilà une belle façon pour la mise en scène, par ailleurs réussie mais standardisée, de densifier subtilement "Eric", œuvre engageante mais trop peu consciente de ses enchevêtrements apparents – ficelles trop évidentes.
La mini-série "Eric" est disponible sur Netflix depuis le 30 mai 2024.