Drive My Car
De : Ryusuke Hamaguchi
Avec : Hidetoshi Nishijima, Toko Miura, Masaki Okada, Reika Kirishima
Genre : drame, thriller
Année : 2021
Bien sûr, le suspense distillé inconsciemment par Hamaguchi n’a rien à voir avec celui d’un Fincher. Il se répand d’aventure, un peu comme l’angoisse hallucinée qui sourd des livres de Dostoïevski. Il n’empêche que les éléments sont là, brillants, quelque part dans le sillage du Park Chan-wook de "Decision to Leave".
Malgré l’abattement et le ressentiment qu’il ressent toujours suite à un effroyable drame personnel, Yusuke Kafuku, acteur et metteur en scène de théâtre, accepte de monter la pièce « Oncle Vania » d’Anton Tchekhov dans le cadre d’un festival, à Hiroshima. Il y rencontre Misaki, jeune femme mutique qu’on lui impose comme chauffeure. Petit à petit entre eux, le silence fait place au dialogue. L’occasion de déterrer les démons qu’ils refoulent et peut-être de s’affranchir du passé.
Si la délicatesse, la justesse et la sensibilité dans "Drive My Car" semblent a priori volontiers l’emporter sur le reste – l’effroi latent, par exemple –, il serait trompeur de n’appréhender le film qu’à travers ce seul angle doux-tragique. Car cette dynamique de drame sentimental ne saurait délimiter à elle seule le territoire protéiforme arpenté par le long-métrage. À moins d’y admettre en creux une tonalité sous-jacente à la fois inquiétante et nébuleuse, laquelle relève sciemment ou non du thriller psychologique (les démons larvés), du film noir (la trajectoire typique) ou encore du polar (la mort, les flics). C’est que le cinéma de Ryusuke Hamaguchi – qui parvient à juxtaposer précision, maîtrise et exaltation – abonde de mystères. Alors qu’ici dans "Drive My Car", les flots de paroles tentent de libérer les personnages et de donner un sens à leur douloureuse existence, l’obscurité demeure toujours ou presque – à l’image de la scène liminaire cadrant une Oto évanescente et absorbée, déjà, par les ténèbres.
Égarés dans un monde où ils peinent à trouver un chemin ou ne serait-ce qu’une issue (le schéma du film noir), les protagonistes se font le miroir des misérables êtres tiraillés par le vide dans les pièces de Tchekhov - univers hautement familier pour Yüsuke Kafuku le personnage central, qui incarne un comédien et metteur en scène obsédé par le dramaturge russe. De fait, à la vie comme à la scène se superpose pour lui une énigme, celle d’échouer à comprendre l’autre (son épouse Oto) et à se penser lui-même. Or, même à l’instant où Yüsuke s’apprête peut-être à lever en partie le voile sur Oto, fascinante et impénétrable, celle-ci meurt brutalement pour ne laisser derrière elle qu’une équivoque à jamais suspendue. Ce silence abyssal, nimbé d’un stupre lyrique – Oto, scénariste, n’était jamais plus foisonnante et inspirée pour composer ses histoires que dans l’orgasme, fut-ce-t-il atteint avec son mari ou ses amants secrets –, contamine alors tout "Drive My Car". Le corps nu et sépulcral d’Oto entraperçu en ouverture du film, filmé en contrejour, donne en cela toute sa ténébreuse consistance au long-métrage. D’autant que la protagoniste y articulait le récit d’une histoire d’amour passionnel inextricable ne trouvant de finalité que dans la mort. Comme si toutes les trajectoires dans "Drive My Car", qu’elles soient fictionnelles ou tangibles, se répondaient et se dédoublaient, de près ou de loin.
Dès lors, la quête de Yüsuke (pourrait-on dire, l’enquête psychologique) – sorte de tentative d’affranchissement et de rédemption – consiste en creux à dénouer le mystère entourant cette absence, à résoudre ce néant qui succède pour lui au doute. Entreprise ô combien indispensable à ce héros meurtri s’il espère continuer à tenter de vivre. Cette sorte d’investigation, exclusivement cérébrale et jamais tout à fait verbalisée sinon à demi-mot auprès de Kôshi, l’ex-amant, et Misaki sa chauffeure, confine au deuil et à la vengeance. Ou comment, d’une certaine manière, le protagoniste réussit-t-il à s’accommoder des fantômes qui le hantent – celui lascif et ensorcelant de son épouse mais également celui de l’amant surpris chez lui et dont il n’aura perçu que le dos reflété dans un miroir (l’impalpable, toujours). Des sentiments en soi assez triviaux et évidents, mais que le réalisateur Ryusuke Hamaguchi traite avec vertige, entre suspense étouffant et romance désenchantée. Seule la philosophie de la jeune et mutique Misaki, qui apprend sur la route à Yüsuke à percevoir une échappatoire jusque dans la fatalité et l’irrésolution, esquisse pour lui un semblant de liberté.
Femme fatale, mort inintelligible, tromperies opaques, adversité, meurtre inconscient… "Drive My Car" comporte au fond bien des composantes inhérentes au thriller et au film noir, mais assemblées d’une façon poétique, littéraire et sensitive. Du reste, ses deux personnages principaux échappent-ils quant à eux à certains égards au fatum, chose certes rare pour un film noir - ou comment dissiper les cicatrices sans parvenir à les effacer totalement. Avec "Drive My Car", Hamaguchi introduit en filigrane l’angoisse haletante qu’il explorera juste après, avec l’inclassable "Le mal n’existe pas" (2023). Le metteur en scène démontre sa science virtuose du cadrage et de l’ellipse. Comme si la réalité n’était jamais plus perceptible dans sa vérité et son authenticité que pétrie d’interstices, de sous-entendus et d’ombres.
Disponible sur la plateforme d’ARTE, "Drive My Car" est librement adapté du recueil « Des hommes sans femmes » écrit par l’auteur japonais Haruki Murakami, avec en point d’orgue notamment sa nouvelle éponyme « Drive my car ».