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On le disait impitoyable et intouchable, Mosco Levi Boucault en a fait l’un des meilleurs documentaires Arte des dernières années. Un portrait captivant (et éprouvant) de Totò Riina, boucher d’entre les bouchers de la mafia sicilienne.
À côté, même les grands films de gangsters les plus implacables – "Le Parrain", "Les Affranchis", "Il était une fois en Amérique"… – pourront sembler édulcorés, donneront l’impression in fine de travestir l’horreur de la réalité sous un vernis trop tendre, trop romanesque. Le réel est au-delà du monstrueux et c’est ce que tente entre autre avec brio de démontrer le documentaire de Mosco Levi Boucault, "Corleone, le parrain des parrains" (2019) – dispo sur arte.tv. Décrivant avec une minutie chirurgicale, sauvage à l’image des bourreaux qu’il dépeint, la montée en puissance de la violence, ce dernier suit la traque de Salvatore Riina, alias Totò. Abominable parrain d’entre les parrains, ce n’est certes pas avec lui que la mafia sicilienne a vu le jour – celle-ci préexistait à travers les hommes de main chargés par les grands propriétaires terriens de faire régner l’ordre, si nécessaire par les châtiments corporels, pour assurer une culture optimale de leurs terres. Cependant, Totò a fait rentrer cette mafia dans l’ère de la terreur, a imaginé pour elle les moyens les plus radicaux de franchir les limites les plus extrêmes de l’atrocité – quitte à emprunter les chemins tortueux du terrorisme. Plus que cela, Totò Riina a compris comment repenser le système de « Cosa Nostra », ses liens et échanges avec l’état et bien sûr l’aristocratie italienne.
Presque beau sur la photo qui le saisit au sortir de l’adolescence, avec son regard déjà torve et éternellement féroce, on a alors encore du mal à imaginer le jeune Riina, fils de paysan sicilien d’à peine 1,60 m, se hisser un jour tout en haut de la puissante Cosa Nostra, de réinventer la brutalité de cette célèbre organisation criminelle. Orphelin de père, jadis emporté par un obus de la Première Guerre mondiale, Totò Riina conserve une amertume qu’il déplace dans son obsession pour la poudre et le métal – le secret quelque part de sa fulgurante ascension sociale. Très vite, le petit homme se transforme en ogre aux joues opulentes sur les clichés des années qui suivent. À 19 ans, il prend ainsi le pouvoir après avoir assassiné une série de personnes qui barraient la route de son ascension. Dans son sillage, le meurtre devient la norme. À Palerme et aux abords, les cadavres abandonnés sur la chaussée ou sur les trottoirs pullulent. Invitée à commenter ses anciens clichés, la photographe de presse Laetizia Battaglia raconte la mise en place d’un quotidien gouverné par la mort. Les mises en scène les plus macabres finissent par devenir monnaie courante pour les habitants, dessinant ainsi dans l’inconscient collectif le mythe moderne de la mafia, redoutée et respectée. D’ex tueurs dirigés par Riina, devenus depuis des repentis placés sous protection judiciaire, prennent la parole. Ils apparaissent masqués derrière des cagoules ou sont rendus indistincts grâce à une mise en lumière ténébreuse.
Des premiers crimes de Totò Riina jusqu’à son arrestation en 1993 en passant par sa déstabilisation provoquée lors du « Maxi-Procès entre 1986 et 1987 par les juges Falcone et Borsellino – qui finiront tous les deux assassinés dans de terribles circonstances –, ou encore en passant par le tableau saisissant de la décennie 1970 (l’une des plus sanglantes), "Corleone, le parrain des parrains" décrit avec une virtuosité diabolique tout un pan de l’histoire de Cosa Nostra. Les allers-retours et confrontations entre les témoignages des repentis et de l’ex-procureur Giuseppe Ayala, entre les images et vidéos d’archives, dressent un portrait aussi passionnant que révulsant de l’inhumanité faite système mise au point par Riina et ses sbires. Quelques-uns des témoignages de repentis, notamment s’agissant de la banalisation de l’horreur et des mises à mort, pourraient donner lieu in extenso à des répliques de films tant la réalité dépasse ici la fiction. D’ailleurs, toute la séquence (vidéos d’archives) du « Maxi-Procès », plus spécifiquement le moment autour de la non-confrontation entre le repenti Tommaso Buscetta et Totò Riina, transcende largement sa reproduction (pourtant géniale) mise en scène par Marco Bellocchio en 2019 dans le film "Le Traitre". Acculé par l’honnêteté de Buscetta, qui vient de voir les siens assassinés, Riina se refuse à répondre à ses accusations et choisit de ne pas soutenir son regard. Vexé, contrit par la rhétorique stupéfiante de précision de Buscetta, le « fauve » de Cosa Nostra ne peut révéler sa rage à visage découvert qu’à travers un rire cynique et via une calomnie en-dessous de la ceinture. Un précis de réel estomaquant de tragédie enfouie par-dessous les faux-semblants.
Reste que la chute de Riina, et c’est manifestement le point de vue du documentariste Mosco Levi Boucault au même titre que Roberto Saviano (l’écrivain et créateur de "Gomorra"), n’aura malencontreusement pas tout à fait signé la fin la mafia sicilienne. Car si son âge d’or a bel et bien pris fin, sa poursuite semble inéluctable tant que le crime continue et continuera de faire office d’ascenseur social, transformant la misère en moyen pour quelques-uns de coudoyer les sommets.