- Réalisateur : Rian Johnson
Entre l’élégance et le classicisme, on ne sait pas vraiment quel regard adopter pour évoquer le polar "À couteaux tirés" de Rian Johnson. C’est certainement la force et la limite de ce bon divertissement reprenant les codes d’Agatha Christie…
Les Thrombey, richissime famille, se réunit comme chaque année pour célébrer noël dans la somptueuse demeure familiale. Le lendemain matin, le patriarche Harlan Thrombey, écrivain à la renommée mondiale, est retrouvé mort égorgé. La piste du suicide semble a priori privilégiée, et pourtant le détective privé Benoît Blanc, engagé par un mystérieux commanditaire, partage un tout autre avis. Il tente alors coûte que coûte de mettre à jour le mystère…
Oublions le Rian Johnson prévisible de "Star Wars, épisode VIII : Les Derniers Jedi" – commande au cahier des charges si millimétré qu’elle ne laissait aucune liberté – pour se concentrer sur celui de "Brick" (2005), de l’épisode « La Mouche » dans "Breaking Bad" (2010) ou encore sur celui de "Looper" (2012). Car c’est ses sous ses faux airs en partie dans le sillage de ces œuvres marquantes que se place "À couteaux tirés" (2019). De temps à recomposer, il s’avère en effet essentiellement question dans ce whodunit typé Agatha Christie. En tentant de reconstituer précisément les circonstances entourant la mort du célèbre écrivain Harlan Thrombey, l’intrigue malaxe les demi-vérités et mensonges des uns et des autres. Autant de morceaux et de micro-événements qu’il s’agit donc de raccommoder comme au bon vieux temps de l’âge d’or des polars, façon "Le Grand Sommeil" (Hawks, 1946). Comme l’avaient justement et talentueusement fait "Brick" et dans une certaine mesure "Looper". Aussi prévisible et classique demeure "À couteaux tirés", sa matière composite, malléable et filandreuse impressionne. On pense même à quelques moments au film "Le Limier" (Joseph L. Mankiewicz, 1972) – référence probable –, même s’il ne prétend pas toutefois au même génie.
La trame d’"À couteaux tirés" ressemble bien entendu à mille autres, notamment aux enquêtes d’Hercule Poirot ou encore de Miss Marple – boîte de Pandore absolue des séries policières et autres polars. D’ailleurs, ce Cluedo par excellence friserait la tautologie et la vacuité s’il commettait les mêmes erreurs que les adaptations barbantes d’Agatha Christie signées Kenneth Branagh ("Le Crime de l’Orient-Express" en 2017, "Mort sur le Nil" en 2022…). Mais bonne nouvelle, ici les choses en vont différemment. Si les grands habitués des whodunit comprendront probablement avant les autres le fin mot de l’histoire, reste que la structure proposée par Rian Johnson, son rythme et son sous-texte (politique à la marge) apparaissent plutôt solides. Derrière les sourires et les courbettes affichés à l’envie, toute la famille Thrombey rêve bien sûr de s’entredévorer en se disputant la fortune d’Harlan. Si bien que tous ou presque pourraient être coupables.
La mise en scène, discrète et efficace, esquisse ces règlements de comptes et détestations captieuses avec humour et même avec un certain brio formel. En émane un montage malin où tout réside perpétuellement sur une cime. De Jamie Lee Curtis à Ana de Armas en passant par Michael Shannon, Chris Evans, Toni Collette et bien sûr Daniel Craig – le détective privé Benoît Blanc auquel Rian Johnson a consacré une suite intitulée "Glass Onion" –, tout le casting d’"À couteaux tirés" fourmille de double-jeu, d’imposture et d’élégance. La réussite du film repose évidemment en grande partie sur celui-ci. Autre ressort bien senti, le renouvèlement régulier des mécaniques du film élude l’ennui en prestidigitateur. Enfin, un peu de causticité se glisse habilement au creux de l’intrigue, à la fois grâce au personnage de Benoît Blanc et à travers la trajectoire de l’infirmière Marta Cabrera. Rian Johnson s’amuse en cela à rebattre les cartes pour notamment évoquer les inégalités sociales et le racisme, sans non plus mettre un pied dans la lutte des classes.
Reste que tous ces agréments et cette éloquence – même si la seconde partie lorgne intelligemment du côté d’Hitchcock – ne réservent au final pas grand chose de plus qu’un très sympathique divertissement. Ce qui est déjà beaucoup mais pas assez pour briller véritablement. Car aussi innombrables apparaissent les pas de côté jouissifs dans "À couteaux tirés", ceux-ci ne génèrent en définitive aucun trouble ni aucune réelle transgression. La copie pourrait ainsi s’avérer des plus satisfaisantes, mais elle ne donne pas même l’impression d’essayer de distiller une singularité digne de ce nom. Une limite qui n’empêche pas de guetter la prochaine récréation signée Rian Johnson, à savoir "Glass Onion" (et sa suite).
Sorti en salles en 2019, le thriller policier américain "À couteaux tirés" est disponible sur Netflix.