- Acteurs : Ansel Elgort, Ken Watanabe, Rachel Keller, Hideaki Ito
Précédée par le prestige de Michael Mann, la série Tokyo Vice éblouit d’entrée de jeu avec son pilote, avant de désarmer quelque peu sur la longueur. Que penser de cette plongée noctambule dans les arcanes de la mafia japonaise et de la corruption tokyoïte ?
Fin des années 90. Un américain de 24 ans issu du Missouri, Jake Adelstein, suit des études à Tokyo depuis trois ans. Il s’apprête à passer l’un des concours d’entrée les plus sélectifs de Tokyo, celui du quotidien Meicho Shinbun. Lorsqu’il débute comme reporter pour les besoins de la rubrique des faits divers, sa désillusion commence. Lui qui souhaite faire la lumière sur le système des yakuzas et l’immobilisme à cet égard des pouvoirs publics se heurte à une hiérarchie conservatrice et hypocrite. Mais sa rencontre avec l’inspecteur de police Hiroto Katagiri et le yakuza Sato vont changer la donne et faire de lui un interlocuteur prisé de la mafia et de la police.
Pas facile d’évaluer "Tokyo Vice" tant la série, inégale, fait par sa qualité éphémère cas d’école. Placée sous le signe de l’illustre Michael Mann, qui signe le premier épisode, cette adaptation de l’autobiographie du journaliste Jake Adelstein (« Tokyo Vice : An American Reporter on the Police Beat in Japan ») a tout du chef d’œuvre manqué. Mélange d’enchantement et de désillusion, "Tokyo Vice" – son titre renvoie à la mythique série de Mann "Miami Vice" (1984-1990), adaptée au cinéma en 2006 – foudroie par sa virtuosité juste avant de lasser sinon désespérer par son atonie.
Tokyo Vice, entre bijou et sortie de route
Tout commence par un mirage comme on en voit peu dans l’univers pléthorique des séries. Sans surprise, ce joyau a pour réalisateur Michael Mann, par ailleurs producteur exécutif de "Tokyo Vice" – quel dommage que le metteur en scène n’ait pas réalisé la série d’un bout à l’autre. Difficile de schématiser sans sacrilège ce premier épisode dont le savoir-faire dantesque flirte avec celui du David Fincher de "The Social Network" (2010), voire dépasse le génie du double pilote du même Fincher pour la série "House of Cards". Le travail concernant l’éclairage des plans d’abord, assorti d’un montage acéré en parfaite adéquation avec la musique et le sound design, tient d’une véritable symphonie. La sensation d’assister à du grand cinéma est immédiate. D’autant que la mise en scène, splendide et renversante, n’est pas seulement là pour sublimer. Elle illustre au contraire avec une finesse toute littéraire la psychologie et la trajectoire du protagoniste central, Jake Adelstein, tout comme le sens larvé de la série, sa profondeur plus cérébrale.
En miroir du génial et obsessionnel Jesse Eisenberg dans "The Social Network", cette vélocité du récit et tous ses rebondissements – tension du héros qui se traduit par une sorte de pression mentale permanente et par une volubilité entravée en passe de déferler – transparaît surtout grâce au talent fulgurant d’Ansel Elgort. Sous la direction de Michael Mann, l’acteur qui s’était déjà notamment distingué dans "Baby Driver" (Edgar Wright, 2017) et le reboot de "West Side Story" (Spielberg, 2021) frôle cette fois le très grand art. Son personnage de petit génie intrépide et subtilement irrévérencieux, grand échalas à longue crinière à la fois un peu gauche et d’une détermination sans faille, lui donne des faux airs de Val Kilmer période "The Doors" – le charisme et l’insoumission escamotés derrière les apparences. À l’instar de "The Social Network", ce premier épisode de "Tokyo Vice" s’apparente à un récit d’apprentissage – ici celui de Jake Adelstein, jeune américain originaire du Missouri immergé dans un Tokyo tentaculaire et vénéneux.
Le scénario aurait pu rejouer la ritournelle ennuyeuse du choc des cultures mais il n’en est rien et c’est tant mieux. Au contraire : à quelques écueils près liés à ses premiers pas ardus comme reporter au sein de la rédaction du prestigieux quotidien japonais Meicho Shinbun (inspiré de l’authentique Yomiuri Shinbun aux 13 millions d’exemplaires), Jake évolue dans Tokyo comme un poisson dans l’eau. Si, comme la mise en scène le souligne, le protagoniste ne passe pas inaperçu avec sa tête qui dépasse des foules et qui dépareille physiquement, cette différence fait figure d’atout essentiel. L’écriture scénaristique et la mise en scène tirent d’ailleurs largement profit de ce contraste. Car symboliquement, Jake déstabilise sinon rompt l’ordre des choses dans la capitale du soleil-levant. Tributaire d’une hiérarchie impitoyable à laquelle tout le monde se soumet, il ne se conforme en creux à rien et choisit systématiquement l’insoumission, en toute conscience ou pas. Son obsession : rechercher la vérité par-delà le mensonge des communicants et des politiques. Cette sédition qui transperce l’uniformisation tokyoïte trouve d’ailleurs un parfait écho – puissance allégorique de l’écriture – avec le cadavre retrouvé transpercé et dont toutes les instances (médiatiques, judiciaires, politiques) préfèrent éluder le caractère criminel par subordination aux yakuzas.
Ce premier épisode résonne aussi du reste comme un redoutable tableau de Tokyo, à l’image des portraits désenchantés que Michael Mann a déjà esquissé par le passé pour Miami, Los Angeles ("Heat", "Collatéral"…) ou encore Chicago ("Le Solitaire"). D’une très grande beauté, les plans d’ensemble sur la mégalopole japonaise, ciselés au gré d’un montage impétueux, s’abandonnent à la contemplation tout en glissant un double-sens. Une ambiguïté délibérée qu’il convient de sonder à travers les clairs-obscurs des ruelles, les néons des restaurants chics, les sociétés rectilignes trop guindées. En découle une atmosphère caractéristique du film noir et du polar, aux faux airs quelquefois de "Blade Runner" (Ridley Scott, 1982). Autant d’éléments qui font bien sûr tout le sel d’une œuvre explorant les liens étroits entre la mafia japonaise, les médias et les pouvoirs politiques.
Les séquences illustrant tout le brio de ce premier épisode signé Michael Mann ne manquent pas. S’il fallait choisir, l’on retiendrait peut-être celle de la boîte de nuit où Jake exorcise par ses bonds furieux toute la concentration extrême précédemment mobilisée. De même, la séquence du concours d’entrée du Meicho Shimbun apparaît comme un grand moment de bravoure avec son découpage métronomique, dans la veine de l’ouverture de "The Social Network" et des climax d’investigation de "Zodiac" (Fincher, 2007). Enfin, remarquons que ce pilote d’une bonne heure parvient à introduire d’innombrables personnages inoubliables et extrêmement denses en seulement quelques scènes, le tout avec manifestement une facilité déconcertante. C’est virtuose mais les choses se gâtent malheureusement dès que Michael Mann passe le relais.
Puis patatras, le standard revient au galop
Ainsi, le degré de perfection de l’ouverture de "Tokyo Vice" ne trouve aucun égal dans les sept épisodes suivants. L’étalonnage des plans, le cadrage, le rythme et l’écriture ont beau tenter de reproduire le miracle précédent, rien n’y fait. La pâle imitation des cinéastes Josef Kubota Wladyka, Hikari et Alan Poul s’avère même frappante. Sans crier au scandale ni au ratage total, disons que "Tokyo Vice" bascule alors subitement du côté de l’uniformisation, retrouvant la banalité des indénombrables séries à suspense. Si les personnages restent de qualité, notamment le policier Hiroto Katagiri interprété par l’immense Ken Watanabe ou encore l’hôtesse de club Samantha campée par Rachel Keller, l’ensemble stagne brusquement dans un taylorisme ennuyeux et rébarbatif. Alors que le premier épisode promet un grand récit d’apprentissage doublé d’un polar prodigieux et d’une mise en évidence corrosive de la corruption d’un Tokyo vampirisé par les yakuzas, toute la suite reste en retrait. Comme si "Tokyo Vice", diamant perdu, devenait tout à coup exsangue, la faute à une intrigue très classique, molle et finalement assez peu inspirée.
Tout en restant appréciable et sans aucun doute un cran au-dessus de la concurrence malgré toute sa perfectibilité, la série "Tokyo Vice" déçoit et c’est un euphémisme. Demeure le sentiment d’avoir assisté à un pilote tenant chef d’œuvre, trop vite torpillé par des épisodes creux et victimes d’un manque criant de finitions.
Tirée de l’autobiographie du reporter Jake Adelstein Tokyo Vice : An American Reporter on the Police Beat in Japan, la série "Tokyo Vice" est disponible sur Canal + depuis le 15 septembre.