- Auteur : Romain Slocombe
- Editeurs : Points, Robert Laffont
Bepolar : Comment est né l’inspecteur Léon Sadorski ?
Romain Slocombe : J’étais en train de terminer mon roman Monsieur le Commandant (NiL éditions, 2011) et j’avais besoin d’un personnage de policier français d’une brigade antijuive qui, en 1942, viendrait faire chanter le personnage principal, un académicien qui protège sa belle-fille juive allemande. En faisant des recherches sur Internet, je suis tombé sur un récit d’arrestation opérée par deux inspecteurs de la 3e section des Renseignements généraux, où le « Rayon juif » était dirigé par un inspecteur principal adjoint nommé Sadosky et surnommé « le mangeur de Juifs ». J’ai simplement modifié un peu son nom de famille. Plus tard j’ai appris que son prénom était Louis, et j’ai constaté qu’il avait laissé des traces, certains historiens le citant dans leurs ouvrages sur la police de Vichy.
Quelques années plus tard, mon roman ayant connu un certain succès, les éditions Robert Laffont m’ont demandé de réfléchir à un personnage de salaud qui pourrait être le héros, ou plutôt l’antihéros, d’une série pour la collection « La Bête noire », qu’ils venaient de lancer, avec pour directeur éditorial Glenn Tavennec. J’ai aussitôt pensé à réutiliser Sadorski, cette fois comme personnage principal. Il était de toute évidence pour moi un véhicule parfait pour décrire l’Occupation à Paris « vue de l’intérieur ». J’ai basé mon personnage sur le vrai Louis Sadoski et me suis rendu plusieurs fois aux Archives de la préfecture de police ainsi qu’aux Archives nationales afin de consulter les dossiers le concernant, ainsi que les dossiers d’épuration de ses collègues des RG.
Bepolar : Comment pourriez-vous nous le présenter ?
Romain Slocombe : Léon Sadorski est tout le contraire d’un justicier bourré de qualités, auquel le lecteur pourrait aisément s’identifier. Quadragénaire (il est né en 1900 en Tunisie), petit, laid, colérique, antisémite, anticommuniste, pétainiste (mais pas pro-allemand), obnubilé par le sexe (avec une fascination pour les adolescentes et pour les Juives persécutées) et doté de fantasmes urophiles (je lui ai cherché une perversion pas trop sophistiquée et un peu répugnante). Redouté des standardistes de la préfecture qu’il engueule de façon ordurière et détesté de ses collègues, il occupe un échelon intermédiaire dans la hiérarchie : bien que « bourreau de travail » et flic bien noté, il n’a jamais dépassé le grade d’inspecteur principal adjoint, qui correspond à celui, dans la PJ de l’époque, de brigadier-chef. Sadorki a donc sous ses ordres des « inspecteurs spéciaux » des RG spécialisés dans les filatures (et souvent aussi les vols durant les perquisitions), dont certains ouvertement pronazis, et il est responsable devant les inspecteurs principaux et le commissaire qui dirige la 3e section. Au-dessus, il y a les directeurs des RG, Rottée et Baillet, et le préfet de police Bussière, tous des hauts fonctionnaires férocement anticommunistes qui se sont mis sans états d’âme au service des Forces d’occupation.
En revanche, Sadorski a la chance d’être marié à Yvette, une « vraie pin-up », sexy et gentille, quoique pas très futée. Ils sont très amoureux, en dépit des incartades épisodiques de l’inspecteur, et leur seul regret est de ne pas avoir d’enfant. Leur petit appartement, quai des Célestins en face de l’île Saint-Louis, non loin de la caserne de la Cité qui est le lieu de travail de l’inspecteur, représente un petit havre de paix où ils accueilleront bientôt – pour la protéger des rafles – la lycéenne Julie Odwak, leur voisine du dessous, dont la mère a été déportée par la faute de Sadorski.
Mon idée, à la base, était de créer une antithèse de Maigret. J’adore les romans de Simenon, mais je regrettais qu’il n’ait jamais mis son commissaire dans la position de travailler à la PJ dans le Paris occupé. Cela aurait été fascinant… Alors comme Simenon ne l’a pas fait, je me suis dit qu’il fallait que quelqu’un d’autre s’y mette. Mais avec un personnage de flic plus réaliste que Maigret, lequel est beaucoup trop généreux, voire sentimental, pour un policier. Les vrais commissaires peuvent être gentils par moments, mais ce sont quand même des hommes durs de par leur métier. Maigret est un personnage formidable mais atypique, pas très représentatif de la véritable police judiciaire française.
Bepolar : Cela fait maintenant de nombreux romans qu’il vous accompagne, quels liens avez vous avec lui ? Ce n’est pas un héros très sympathique...
Romain Slocombe : Pour moi les personnages de mes romans sont comme les comédiens d’un film que je mettrais en scène et dont j’aurais écrit le scénario (mais pas les dialogues : ceux-ci sont en partie improvisés par mes « acteurs » lorsque j’écris ; ma méthode est de les laisser s’exprimer en fonction de leurs natures respectives). Sadorski est l’acteur qui joue le « méchant » (mais pas si méchant que ça comparé à d’autres), Yvette est l’actrice qui joue la belle Française un peu populaire, Julie est la jeune actrice qui joue la petite Juive, etc. Je ne peux qu’éprouver de la sympathie et de l’amitié envers eux, mes acteurs, car ils constituent mon équipe, et cela depuis des années maintenant. Le vrai Louis Sadoski, c’est celui qui embarquait les Juifs pour les interner à Drancy – mes acteurs ne font que représenter cette réalité horrible qui fut celle de l’Occupation et de la Shoah. Je déteste parfois les êtres qu’ils représentent, mais je ne peux détester mes propres personnages, qu’ils soient les bons ou les méchants… Ces sentiments, de haine ou de sympathie pour eux, je les laisse à mes lecteurs.
Quant à Sadorski en tant que personnage principal de série policière, Pierre Lemaître a écrit de lui dans son Dictionnaire amoureux du polar : « (…) Slocombe travaille le portrait de son personnage au sein d’une enquête, avec comme effet paradoxal de nous attacher à la résolution de cette enquête tout en détestant l’enquêteur. »
Bepolar : Pour La Gestapo Sadorski, il va devoir enquêter sur la mort du colonel SS Julius Ritter. En même temps il cache chez lui une jeune femme juive qu’il a mise enceinte... Comment est née l’idée de cette intrigue ? Qu’aviez-vous envie de faire ?
Romain Slocombe : Tout a commencé lorsque je démarrais le premier épisode (L’Affaire Léon Sadorski). Un matin mon personnage descendait de chez lui, au 3e étage, pour se rendre à son travail, et j’ai eu l’idée que dans son immeuble habiterait une famille juive. Une mère et sa fille (le père, pris dans une rafle en 1941, est déjà interné à Drancy). Et l’idée que Sadorski s’intéresserait à la fille, pour des raisons peu avouables, m’est venue presque automatiquement. J’aime placer les antisémites ou les pétainistes face à leurs propres contradictions – c’était déjà le cas avec Monsieur le Commandant. Peu à peu, au cours de la série, il est devenu évident pour moi qu’un jour la jeune Juive se réfugierait chez le couple Sadorski. Cette situation génère forcément du suspense, car comme Anne Frank elle risque à tout moment d’être arrêtée, à la suite d’une dénonciation de la concierge ou des voisins. En même temps, Sadorski poursuit son travail de flic, ce qui l’amène souvent à devenir le valet des Allemands et de la Gestapo. C’est très représentatif de la police française de l’époque…
Bepolar : Vos romans sont extrêmement bien documentés sur l’Occupation. Quelle est la part de documentation ?
Romain Slocombe : Je travaille avec plusieurs sources, en privilégiant les plus proches du moment où les événements se sont produits. Je lis donc beaucoup de journaux intimes, de récits écrits presque sur le vif, et par des individus divers ayant vécu à Paris à l’époque : une lycéenne française (Micheline Bood), un intellectuel polonais non juif (Andrezj Bobkowski), un journaliste suisse en poste à Paris (Edmond Dubois), un coiffeur juif caché dans une soupente, un banquier français (Charles Rist), un archiviste antinazi (Charles Braibant), un capitaine allemand très cultivé (Ernst Junger), un avocat célèbre (Maurice Garçon), un écrivain un peu collabo (Jean Cocteau), etc. Et puis les archives, notamment celles de la préfecture de police. Outre les dossiers d’épuration de policiers collabos ou tortionnaires, il y a les rapports de quinzaine des Renseignements généraux, et les rapports de police sur les attentats. Ceux-ci m’apprennent d’ailleurs à me méfier des historiens connus, qui ne vérifient pas leurs sources et reproduisent souvent des erreurs ou exagérations dues à la propagande (chez les résistants FTP notamment). Et puis je trouve parfois des affaires intéressantes chez des historiens indépendants, très spécialisés et qui connaissent bien leur sujet, par exemple Jean-Marc Berlière, spécialiste de la police, lequel m’a d’ailleurs donné de précieux conseils.
Bepolar : Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette période ?
Romain Slocombe : D’abord ce qu’elle a de mythique. La défaite, les trahisons, la résistance… Et puis la conviction, d’ailleurs très répandue, qu’on ne nous a pas tout dit, que la vérité, pas très agréable, sur le comportement des Français, va continuer à se révéler petit à petit… Pour un auteur de polars, et s’intéressant à la politique, ce terreau est absolument fascinant. Et puis c’est naturellement une mine d’anecdotes ou d’affaires criminelles, se déroulant, sous une tension permanente puisqu’on est sous la menace SS, dans une société très spéciale où durant quatre ans le bien et le mal sont quasiment inversés : les gangsters (je pense à la Carlingue de la rue Lauriston, et à d’autres bandes de « gestapaches » au service des nazis) ont pignon sur rue, tandis que les héros (les résistants) sont appelés dans la presse et même une partie de l’opinion les « terroristes ». Car dans les premières années de l’Occupation, les résistants sont très peu nombreux : depuis l’armistice la guerre paraît finie pour les Français, ils se contentent de suivre ses péripéties dans la presse, à propos de la guerre en Russie par exemple, ou en Afrique du Nord. Les personnages de ma série évoluent dans un Paris qui esthétiquement est très beau, très féminin (des millions d’hommes sont prisonniers en Allemagne), avec une mode splendide, et qu’il m’intéressait de décrire. Les voitures, aussi, sont belles, ou étranges avec leurs gazogènes sur le toit. Je fais évoluer mes personnages dans la vie culturelle de l’époque : Sadorski va au cinéma avec sa femme ou avec la jeune Juive, ils vont voir des films qui passaient réellement sur les écrans ce jour-là… J’adore le cinéma français de l’Occupation, il y a beaucoup de chefs d’œuvre (Le Corbeau, Les Inconnus dans la maison, Le Baron fantôme, etc.).
Bepolar : Et pour finir, savez-vous déjà quelles seront les prochaines aventures de l’inspecteur ?
Romain Slocombe : Le 26 août de cette année, pour l’anniversaire de la Libération, paraît L’inspecteur Sadorski libère Paris, qui est le cinquième épisode. Une suite est prévue pour 2022, intitulée J’étais le collabo Léon Sadorski. Car la guerre n’est pas terminée, tandis que l’épuration commence – et elle sera extrêmement violente.