- Réalisateur : Lav Diaz
- Acteurs : John Lloyd Cruz, Ronnie Lazaro, Dms Boongaling, Danilo Ledesma, Aryanne Gollena
- Distributeur : Epicentre Films
Thriller à combustion lente dévoré par la perversité, "Quand les vagues se retirent" se révèle plus accessible et rythmé que les précédents Lav Diaz, cela sans rien céder sur le sous-texte, l’intelligence ni la férocité. De quoi rassembler les détracteurs du cinéaste comme ses plus fervents défenseurs...
Hermes Papauran, considéré comme l’un des enquêteurs les plus talentueux des Philippines, doit faire face à un épineux dilemme moral. Partie intégrante des forces de l’ordre, il assiste impuissant à la campagne meurtrière anti-drogue menée avec zèle par son institution. Les crimes odieux ainsi perpétrés rongent Hermes aussi bien physiquement que mentalement. Au point qu’une grave maladie de peau découlant de son anxiété et de son sentiment de culpabilité le consume peu à peu. Ce n’est qu’en se mesurant à ses propres démons et refoulements qu’Hermes va pouvoir prétendre à la guérison ou à la rédemption.
Avec sa durée d’à peine plus de 3h, "Quand les vagues se retirent" ferait presque figure de poids plume, disons de court-métrage, dans l’épaisse filmographie du séditieux Lav Diaz. Il faut dire que les œuvres habituelles du réalisateur philippin franchissent souvent les 4h et dépassent même quelquefois les 10. Et pour cause, le metteur en scène préfère depuis toujours s’émanciper du concept de temps pour lui préférer celui d’espace. Et cet espace, justement, Lav Diaz le compose autant en architecte qu’en orfèvre – cette fois avec un sens du rythme et du rebond d’autant plus extraordinaire que les séquences, incisives, rivalisent de précision et de concision. Bien sûr, "Quand les vagues se retirent" perpétue néanmoins toute l’essence du dispositif cher au cinéaste. Il s’agit donc d’une fresque en noir et blanc, rigoureusement fuligineuse, dotée de plans fixes infinis et hantée par une violence à la fois foudroyante et ordinaire. Mais une fluidité, chez lui peut-être inédite, déborde "Quand les vagues se retirent". Ondulation d’où émane une sorte de flux implacable qui révèle avec une force inouïe, sans jamais s’appesantir, l’évidence effroyable d’une humanité irrévocablement perdue.
Ainsi mu par le même souffle obsessionnel – la marque des grands - qu’à l’accoutumée, Lav Diaz continue son exploration du cinéma en tant que médium politique. Encore une fois, toute l’histoire maudite du peuple philippin, passée mais surtout présente, exsude de chaque plan. Il s’agit par exemple de tourner en dérision les forces militaires ou policières, sans oublier de railler les pouvoirs autoritaires se réclamant du peuple. Afin de donner corps à cette fausse mise à distance, le réalisateur emprunte, comme il l’a fait précédemment avec "Halte" (2019) ou encore "Genus Pan" (2020), le chemin du cinéma de genre. Quoi de mieux que les archétypes pour approcher le réel – tout du moins proposer une vision stupéfiante de la réalité - et en cela sonder les refoulements d’un pays condamné à (re)vivre incessamment l’enfer ? Après la science-fiction et le polar politique, "Quand les vagues se retirent" retrouve le polar jusqu’à s’en remettre au thriller. Ces codes et typologies – la mise en scène en clair-obscur, l’enquêteur désabusé, le flic vengeur insaisissable, le système corrompu, et de manière plus générale une damnation rampante –, Lav Diaz les reprend minutieusement à son compte mais en tant qu’outils prodigieux. Autant de conventions que le cinéaste s’amuse à déconstruire et avec lesquelles il jongle avec génie, entre pastiche et révérence.
Déconstruire le thriller pour mieux dire la tyrannie
Si en adoptant la logique du thriller, "Quand les vagues se retirent" joue résolument la carte de la combustion lente – Lav Diaz oblige –, sa conclusion s’avère pour autant frénétique sinon explosive. Quelque chose de fantasque, plaisant et passionnant régit même le film. De même que la structure du film, typiquement celle d’un film noir avec son face-à-face irréversible et son fatum, flirte avec une linéarité rassurante. Une construction plus limpide et à rebours des dédales auxquels nous convie d’ordinaire le cinéaste. Sans jamais pourtant trahir sa radicalité ou sa rugosité, le réalisateur s’accorde ici comme un délassement. Un pas de côté qui permet, mine de rien, de raccorder son style - hermétique, pour quelques-uns - à un cinéma plus divertissant. C’est ainsi qu’un semblant de l’esprit de rétention tordu d’un metteur en scène comme Nicolas Winding Refn (celui surtout de la série "Too Old To Die Young", 2019) suinte étrangement dans "Quand les vagues se retirent". Aussi, la confrontation des deux protagonistes centraux du film – Hermes et Primo – convoque en filigrane la substance des westerns spaghetti de Sergio Leone. Tandis que cette image des policiers irrévocablement contaminés par le mal rappelle des œuvres telles que "Les Flics ne dorment pas la nuit" (Richard Fleischer, 1972) ou encore "The Offence" (Sidney Lumet, 1973). Quelques clins d’œil cinéphiles, délibérés ou non, qui ne retirent en rien toute la puissance de l’écriture redoutable de Lav Diaz - bien au contraire, ce spectacle latent la redoublant.
Pour continuer d’esquisser le portrait des Philippines, d’en dresser l’état des lieux cataclysmique, Lav Diaz n’en oublie pas la poésie, ici toujours aussi organique, brutale et vitale. La violence dégouline et se répand inexorablement comme un virus, inflexible à l’image de la nature belle et toute-puissante. Avec son format celluloïd 16 mm singulier, celui célébré notamment par Chris Marker et Pierre Lhomme dans "Le Joli Mai" (1963), "Quand les vagues se retirent" propage une atmosphère mystique et hypnotique. Pour éblouissant qu’il soit, ce travail fou sur le cadrage, la composition – diabolique – et la lumière – époustouflante – ne recherche aucunement (ou presque) l’esthétisme. Car ce grain suranné que l’on pourrait prendre pour un artifice reflète bien métaphoriquement le point de vue de Lav Diaz sur les Philippines : un pays échouant à s’affranchir de son passé, comme enchaîné à tout jamais à la corruption et à la fureur.
Le cinéaste ne se montre pas moins féroce à l’égard des deux policiers – génialement incarnés par John Lloyd Cruz et Ronnie Lazaro - dont il suit parallèlement les trajectoires avant de les entrelacer : Hermes (qui allégoriquement conduit les âmes aux Enfers) souffre d’une maladie de peau en écho au système philippin vicié par la bassesse ; Primo, fou à lier, se prend pour un missionnaire évangélique. Bien que l’humour par l’absurde submerge en cela quelquefois "Quand les vagues se retirent", le mal et la mort l’emportent et écrasent tout. Ne pas chercher ici de manichéisme ou de circonstances atténuantes puisque tous les protagonistes s’apparentent en creux à des forces démoniaques. Un constat d’autant plus amer et clairvoyant aujourd’hui à l’heure où Ferdinand Marcos Jr., fils du tyran Ferdinand Marcos, a récemment repris les rênes du pouvoir de Rodrigo Duterte.
Nouveau film d’investigation et dialectique puisant à travers les codes du polar pour faire advenir le politique et dénoncer les violences fascistes, "Quand les vagues se retirent" est le vingt-cinquième film du prolifique Lav Diaz. Il sortira en salle le 16 août 2023.
Un film en partenariat avec BePolar !