- Réalisateur : Ryan Murphy
- Acteur : Evan Peters
Comme toujours avec Ryan Murphy, l’horreur jouxte l’irrévérence et la dénonciation des injustices. Mais le showrunner, trop pris par son obsession serial killer, n’aurait-il pas cette fois abusé des bonnes choses ? Notre avis.
Milwaukee, 1991. Interpellés par une victime en fuite, des policiers pénètrent chez un certain Jeffrey Dahmer. Sans le savoir, ceux-ci viennent de mettre fin au parcours macabre de d’un serial killer impitoyable. Les enquêteurs découvrent bientôt des cadavres démembrés, des os et des restes humains dans son appartement. Bien des années plus tôt, en 1966, le jeune Jeff traverse une enfance épineuse et houleuse dans sa famille dysfonctionnelle. Ses parents s’entredéchirent et finissent, après des années d’enfer, par divorcer. Jeffrey se retrouve alors seul. Et sur sa route à l’horizon, se dessine déjà le massacre à venir…
Célébrée par la pop culture, vénérée par les true crimes et autres biopics, la figure vénéneuse du serial killer est à double-tranchant. Parangon malgré elle de divertissement, elle pose la question de la morale et du voyeurisme du metteur en scène comme du spectateur. Car si les histoires de serial killer captivent souvent par leur nébulosité – peut-on seulement résoudre l’énigme de l’origine du mal ? –, elles provoquent également quelquefois un profond malaise de par leur fascination morbide. Intelligemment déconstruite, étudiée avec tout le recul nécessaire, la figure du tueur en série peut certes donner lieu à un documentaire ou un film passionnant – c’est le cas par exemple du "Zodiac" de David Fincher, chef d’œuvre du genre, ou encore de "Mindhunter" côté série. En revanche, explorer cette dernière avec une indiscrétion crue et une insistance malsaine – erreur commise en toute conscience par la plupart – ne suscite en général que dégoût et curiosité putride. Là se situe donc le compromis pour les cinéastes et créateurs de séries thuriféraires de tueurs en série : exploiter un réel nauséeux pour provoquer des jump scare sur le modèle d’un cinéma d’exploitation horrifique, ou au contraire s’en affranchir pour sonder le mystère du mal et ses fondements le plus souvent désespérément sans objet.
Aussi esthétique, caustique, parfois profonde et engagée soit la posture du créateur Ryan Murphy (épaulé ici par Ian Brennan), celle-ci cède amplement à la mise en spectacle de l’horreur avec "Dahmer : Monstre - L’Histoire de Jeffrey Dahmer" – difficile au passage de faire titre plus indigeste. On reconnaît bien sûr tout le mordant habituel du showrunner américain, ce mélange d’atrocité et de beauté (les corps idéalisés des protagonistes, les espaces léchés) qu’il jubile à mettre en place. Manière qu’il a aussi de dépeindre une Amérique nécrosée et putréfiée de l’intérieur par-delà le vernis des apparences. De même, Murphy met en exergue avec attention les affres de l’homophobie et du racisme – déjà une constance à travers ses séries "American Horror Story", "American Crime Story", notamment la saison 2 autour du meurtre de Gianni Versace, "Hollywood" ou encore "Ratched". Cependant, les dix longs épisodes de la série "Dahmer…", lente et minutieuse plongée dans les arcanes de la monstruosité, disposent largement de quoi déplaire. Même si la caméra ne filme jamais ou presque le cauchemar (démembrements en tous genres) frontalement – caméo de John Wayne Gacy mis à part -, le scintillement de l’infâme reste une banalité de chaque instant. Mention spéciale en la matière pour le pilote de la série, sommet de glauque et de sordide claustro.
Si le gore se cantonne donc du second plan dans "Dahmer…", tout le sound design et le travail elliptique du montage (petit détail bien nauséabond par exemple niché entre deux plans et auquel le spectateur n’est que brièvement soumis grâce au cut, etc.) créent parfois une atmosphère proprement insoutenable. L’odeur des cadavres éviscérés, morcelés, pourrissants, le bruit des chairs découpées, des corps profanés… toute la série dissimule fallacieusement l’horreur (ou du moins se tient juste à côté de l’obscénité) pour mieux la décupler hors champ dans l’imaginaire de chacun. C’est bien connu : ce qu’on ne voit pas produit davantage d’effroi qu’une vérité filmée plein cadre – se souvenir d’"Alien", des "Dents de la Mer" et avant eux de "La Féline". On sent par moment beaucoup, à ce titre, l’influence de cinéastes incorrigibles tels que William Lustig, réalisateur du cultissime et malsain au possible "Maniac" (1980). À ceci près que "Dahmer…" n’est pas vraiment une fiction et conserve une esthétique moins granuleuse, moins malade et donc plus mainstream – le cocktail idéal pour coller avec l’identité Netflix, proprette et souillée à la fois.
Alors non, "Dahmer…" n’échoue pas sur tous les tableaux, bien loin de là. La série souligne avec brio l’impassibilité, l’inaptitude et l’indifférence de la police de Milwaukee (Wisconsin) à l’égard des nombreuses disparitions. Elle montre comment les policiers ont jugé indignes d’intérêt les disparus dont l’origine et l’orientation sexuelle ne correspondaient pas à leurs conventions. Elle révèle en somme comment le racisme et l’homophobie, aussi bien à l’égard des victimes de Jeffrey Dahmer que des voisins afro-américains de ce dernier, ont déterminé plus d’une destinée tragique. En témoigne la scène sidérante où la police raccompagne l’une des victimes, âgée de 14 ans, chez Jeffrey, et ce sans jamais tenir compte des supplications et reproches légitimes exprimés par les passants afro-américains médusés. A contrario, Jeffrey Dahmer – en dépit de son homosexualité régulièrement méprisée – se soustrait plus d’une fois à la justice grâce à son physique non sujet aux discriminations. La scène nocturne durant laquelle il est arrêté au volant en état d’ébriété par deux policiers alors qu’un cadavre découpé se trouve emballé sur sa banquette arrière parle d’elle même. Pris en pitié par les deux flics, le serial killer ne sera bien sûr pas inquiété.
Aussi, toutes les intentions ne sont pas complètement mauvaises dans "Dahmer…". Les metteurs en scène Jennifer Lynch, Paris Barclay et Carl Franklin laissent notamment une assez grande place aux victimes dans leurs épisodes. Il en va par exemple ainsi de celui suivant l’infortuné et candide Tony Hughes (excellent Rodney Burford), sorte de miroir inversé du Jeffrey Dahmer captieux et funèbre campé avec obsession par Evan Peters ("X-Men : Apocalypse", Mare of Easttown"). Pour autant, persiste le sentiment que "Dahmer…" égraine avant tout ici et là des alibis moraux pour défendre une posture plus malhonnête – celle visant en premier lieu à choquer et à susciter le sensationnel. D’ailleurs, tous les nombreux indices (déterminisme social, familial, psychologique…) permettant de tenter d’expliquer la trajectoire meurtrière de Jeffrey sonnent en général comme des justifications. Où gravitent des émotions frisant l’imposture. La figure maternelle de Joyce Dahmer, portée par Penelope Ann Miller, est évacuée sans pitié. Seul le père Lionel Dahmer interprété par Richard Jenkins bénéficie d’une écriture cohérente. En proie à une intense confusion paternelle, le personnage dérive entre paralysie et dénégation.
Reste que ces quelques détails et tentatives ne constituent pas le cœur de "Dahmer…". La série prend en effet surtout son temps pour déplier, re-déplier voire enluminer les rituels répugnants du serial killer. Car ne compte ici en définitive que la ritournelle de l’horreur. Or, jamais celle-ci ne réussit au gré de ce schéma écœurant à lever de véritable voile sur la généalogie de l’abomination. Seul reste alors la terreur. C’est trop peu.
Basée sur la trajectoire du tueur en série américain Jeffrey Dahmer, la série "Dahmer : Monstre - L’Histoire de Jeffrey Dahmer" est disponible sur Netflix.