- Réalisateur : Stefan Ruzowitzky
- Acteurs : Liv Lisa Fries , Max von der Groeben, Murathan Muslu, Marc Limpach
Polar composite, "Hinterland" emprunte à l’expressionnisme allemand pour esquisser un thriller historique surprenant. Entre dystopie post-apo et romantisme noir, le réalisateur Stefan Ruzowitzky réussit-il son pari ?
Vienne, 1920. Peter Perg, soldat de la Grande Guerre, revient de Russie où il demeurait captif depuis la fin des combats. Méconnaissable et épouvantable, sa ville se relève parmi les décombres pestilentiels de l’empire austro-hongrois. Le chômage et les pulsions nationalistes, irrésistibles, guettent. Peter se sent aussitôt étranger chez lui. En parallèle de ce retour désenchanté, plusieurs vétérans sont sauvagement assassinés. Ancien inspecteur émérite, Peter s’associe à Theresa Korner, médecin légiste, pour mener l’enquête. Au fil de ses découvertes, il se retrouve malgré lui directement mêlé aux événements...
Depuis son premier film en 1998 ("Les Héritiers"), Stefan Ruzowitzky édifie une filmographie des plus hétéroclites. Drame social, thriller, comédie d’espionnage, guerre, aventure, horreur, fantastique… le cinéaste autrichien explore film après film les genres dans toute leur diversité, avec une prédilection pour le filon historique. Revers de médaille, cet éclectisme de franc-tireur n’a jamais permis d’assigner au réalisateur une identité suffisamment nette pour marquer. Même si "Les Faussaires" (2007) avait été nommé aussi bien en lice à la Berlinale qu’aux Oscars. Sans compter que "Cold Hell" s’était vu décerner en 2017 le prix du jury au festival international du film policier de Beaune. Qu’à cela ne tienne, cette relative confidentialité et ce caractère inclassable de Stefan Ruzowitzky procurent à "Hinterland" de la singularité et même un certain mystère.
Avec sa mise en scène étrange au croisement du théâtre et du cinéma expressionniste allemand, "Hinterland" étonne. Partout, une atmosphère épaisse, opaque et implacable – laquelle emprunte autant aux tableaux du romantisme noir qu’au "Cabinet du docteur Caligari" (Robert Wiene, 1922) – suinte et engloutit les personnages. Ces derniers apparaissent ainsi comme prisonniers d’un décor nauséabond auquel ils s’avèrent étrangers. Dès la première séquence, le retour des soldats sur leur terre natale, à commencer par Peter, sonne comme la dérive d’âmes damnées remontant le Styx (et non le Danube bleu). Toute la déliquescence de l’entre-deux-guerres affleure, allégorisée par toutes ces lignes déformées de l’architecture, tordue comme la moralité. Déjà, bien sûr, menace le fantôme du nazisme et des camps. Car l’Autriche d’"Hinterland" se présente avec force et fracas comme une scène exsangue où s’entrecroisent avec chaos des marionnettes et des marionnettistes. La guerre est finie, et pourtant l’enfer ne fait que commencer.
Ce perpétuel demi-jour aux lignes brisées comme autant d’espérances perdues, à la fois photogénique et pestilentiel, trouble sans non plus fasciner. Quelque chose de pratiquement dystopique se dégage d’"Hinterland", pas si loin notamment des bandes dessinées de Frank Miller. Comme si Ruzowitzky empruntait en creux le cheminement du récit d’anticipation, avec des soldats catapultés dans un monde qui les dépasse, façon machine à voyager dans le temps. Ce caractère composite permet pourtant justement d’offrir un regard corrosif et quelque part politique, à l’image de la science-fiction critique. Toutefois, le poids écrasant des décors – qui frisent l’aplat et la vacuité malgré leur beauté parfois hypnotique – pesant sur les personnages est tel qu’il vire au systématisme. De fait, tout semble très vite figé dans "Hinterland" : les protagonistes tout comme les péripéties. Le réalisateur, à travers l’identité artistique très marquée de son film et le recours forcené aux images de synthèse, semble en cela vouloir sublimer le faux pour mieux approcher le réel – gestuelle d’artiste par excellence. Mais tous ces tableaux d’une espèce humaine devenue croupissante, dégénérée et inhumaine, assomment légèrement à la longue.
Pour autant, par-delà la rigidité d’"Hinterland", inhérente à son dispositif et à ses CGI trop flagrantes, le long-métrage déroule en sous-pente un polar digne de ce nom. La construction se révèle certes totale et cela saute aux yeux. On ne respire pas beaucoup, d’accord, mais cette Vienne-là n’est-elle pas justement irrespirable par essence ? C’est là que l’enquête et que le polar, avec leur ambiance ténébreuse, glaciale et glaçante (rituels de mise à mort…), paraissent convaincants. Maudit, déchu, perdu au cœur de ce maelstrom insoutenable, Peter Berg s’avance claudiquant vers la vérité, prêt à tout pour faire le jour sur une monstruosité immanente. Ne manquait plus qu’un tueur en série pour synthétiser toutes les ignominies d’un genre humain en pleine décadence. La photographie et les angles de caméra se montrent à l’avenant : cadres noirs comme la nuit, presque gothiques, contre-plongées et plongées… À l’intérieur de chacun(e), tout déborde et s’écroule. Fort heureusement eu égard au schématisme général, le scénario de Ruzowitzky possède cette intelligence de désamorcer l’expressionnisme une fois la rédemption du héros acquise. Dès lors, les lignes déformées se redressent pour renouer avec l’espoir. Sans être original, le mécanisme reste néanmoins efficace.
Enfin, "Hinterand" brasse, au-delà de son intrigue policière et de sa veine post-apocalyptique, de nombreux sous-textes. Parmi eux, surnage la peinture d’une société irrémédiablement morcelée, partagée entre les communistes, les monarchistes, les dadaïstes, ou encore les futuristes… Autant de fragmentations pour illustrer une lutte des classes illusoire, la revanche chimérique et cataclysmique des laissés-pour-compte sur un monde des plus inégalitaires. Sans finesse mais avec une certaine excentricité dans la forme, "Hinterland" glisse un peu de complexité dans un cinéma de genre jusqu’alors quelque peu schématique et manichéen.
"Hinterland", douzième film de Stefan Ruzowitzky, sort en salles le 28 décembre 2022.