- Réalisateur : Ferdinando Cito Filomarino
- Acteurs : Boyd Holbrook, Alicia Vikander, Vicky Krieps, John David Washington
Relecture arty des thrillers paranoïaques seventies, "Beckett" est une chasse à l’homme mutique et fiévreuse, à consommer d’urgence.
Au départ, "Beckett" semble vouloir faire naviguer son spectateur dans une sorte de mélodrame indépendant à la fois intello et nonchalant, voire dans une romance un peu sarcastique. Un couple d’Américains, April (Alicia Vikander) et Beckett (John David Washington), flâne en Grèce et s’arrête dans un hôtel, disserte dans un café avant de marivauder et de faire l’amour. Mais l’enchainement des plans – même les classiques champs-contrechamps – cache une sorte de contretemps, comme si quelque chose clochait dans l’équation naturelle du montage. La photographie, pourtant sans style particulier, et le découpage, installent minutieusement un malaise. Si bien qu’on en vient à se demander soudainement si April, au moment de quitter la table du restau pour se rendre aux toilettes, ne vient pas de croiser le regard de Beckett pour la dernière fois. Comme si la quiétude n’était qu’un tumulte recouvert de douceur. Même si April regagne tranquillement sa table, l’intrigue révèle peu à peu son ambiguïté : un cataclysme dissimulé derrière une accalmie précaire.
Et justement, il suffit d’une seconde d’inattention, d’un virage un peu trop serré la nuit, pour faire basculer le destin des personnages. Ressorti indemne d’un violent accident de la route, Beckett se retrouve presque aussitôt au cœur d’une machination. Le temps d’une fraction de seconde, le protagoniste a aperçu quelque chose qu’il ne devait pas voir. Démarre aussitôt, ou presque, une véritable chasse à l’homme dont il est la cible. Une poursuite impitoyable qui l’isole dans un territoire inconnu, façon survival, le plaçant à la merci notamment de policiers corrompus et de toute sorte d’autres comploteurs.
Simple voire quelconque (mais en apparence seulement), la mise en scène fait à bien y regarder preuve d’une effarante subtilité. Cela, elle le doit simplement au fait qu’elle choisit de ne pas opter pour un style tranché, mettant ainsi le spectateur, tout comme Beckett bien sûr, au centre d’un espace flou et inquiétant. Le grain de l’image, les couleurs froides et presque diffuses des plans… chaque détail de la photographie laisse un sentiment d’étrangeté. Pas un hasard : le chef opérateur de "Beckett", Sayombhu Mukdeeprom, n’en est pas à son coup d’essai. Collaborateur à ses heures d’Apichatpong Weerasethakul ("Oncle Boonmee") ou encore de Luca Guadagnino ("Call Me by Your Name"), le Thaïlandais fait preuve d’une dextérité et d’une technique hors-norme pour convoquer et raviver l’esthétique des thrillers paranoïaques des années 70. Ici, au détour de ces routes sinueuses de Grèce ou dans des rues empoussiérées, on croirait revivre l’âge d’or du Nouvel Hollywood, errer avec effroi dans les dédales de "French Connection", "Les Trois Jours du Condor", "Profession : Reporter", "Conversation secrète" ou encore dans une nature hostile à la façon du film culte "Délivrance".
Pour autant, quelque chose de plus politique s’esquisse : les manifestations à Athènes laisse filtrer une sorte de concertation sourde, tandis que les pouvoirs publics gangrénés donnent l’impression d’une décomposition généralisée. Mais là ne se trouve sans doute pas le point essentiel de "Beckett", trop épars pour délivrer un discours politique net. Le principal se niche plutôt dans le jeu du chat et de la souris, dans tous ces corps à corps bercés par les volutes musicales somptueuses signées par un certain Ryuichi Sakamoto (le compositeur de "Furyo", "Le Dernier Empereur", "Snake Eyes"…). "Beckett", comme l’indique son titre, se résume à son personnage pris au piège, et ce, sans jamais ou presque avoir une lecture clair de sa situation ("Essential Killing" n’est pas si loin). Un sentiment effrayant qui se voit indéniablement illustré avec brio par le long-métrage et ses décors (rocailles, maison désolée…). Son jeune réalisateur, l’Italien Ferdinando Cito Filomarino, est à suivre de près…
Disponible sur Netflix