- Réalisateur : Fabián Hernández
- Acteurs : Felipe Ramírez Espitia, Steven Rodríguez, Juanita Carrillo Ortiz
Constat amer d’une société colombienne prisonnière de ses codes, "Un Varón" impressionne et détone. Ce premier long naviguant entre film noir et film de gangsters, avec justesse et modestie, captive dans son portrait de la brutalité normalisée à laquelle chaque homme semble ici condamné.
Un Varón
De : Fabián Hernández
Avec : Felipe Ramírez Espitia, Steven Rodríguez, Juanita Carrillo Ortiz
Genre : drame, film noir, film de gangsters
Pays : Colombie
Carlos vit dans un foyer pour ados et jeunes adultes du centre de Bogotá, un refuge où la vie semble quelquefois moins brutale qu’au dehors. Noël approche et le jeune homme souhaiterait pour l’occasion rendre visite à sa mère en détention en compagnie de sa sœur. Mais la terrible loi de la rue le rappelle à une bien triste réalité, et rien ne se déroule comme escompté. Forcé de choisir entre incarner un mâle alpha ou finir parmi les laissés-pour-compte, Carlos vit un bouleversement existentiel. Suivra-t-il le chemin codifié d’une masculinité destructrice ou embrassera-t-il la sérénité que lui inspire sa nature profonde ?
Pas de doute, le cinéma continue de toutes parts d’exorciser – du moins de sonder - les travers de la masculinité. En espagnol, « un varón » signifie « mâle » - mâle au sens de masculinité omnipotente, de mâle dominant. Comme beaucoup de jeunes hommes (et femmes) colombiens de son âge, Carlos – le personnage central d’"Un Varón" – doit devenir l’un de ces « varón ». Il s’agit pour lui nécessairement de revêtir un masque d’adversité pour exister. Cet être esseulé, typique du drame de l’adolescence, va devoir quoi qu’il lui en coûte représenter un antagonisme crédible aux yeux des autres hommes pour espérer prétendre au moule que lui impose la société. Car de cet impératif absurde, obsession d’une société colombienne hantée par la violence, dépendra sa trajectoire sociale future.
Cet éloge impérieux d’une masculinité toxique devenue horizon (et exigence) passe avant tout par la posture. Regard oblique, mâchoire serrée, démarche gaillarde, coupe de cheveux « qui fait mâle », Carlos intègre tous les codes lui permettant d’asseoir (et surtout de feindre) sa domination. Mais pour espérer être reconnu « varón », l’adolescent doit encore s’acquitter d’un certain nombre d’épreuves irrationnelles – parcours initiatique dévastateur. Problème : l’une de ces épreuves échoue et le protagoniste se retrouve contraint d’assassiner un homme pour garder la face et ne pas subir en retour la honte et l’enfer de la rue.
La masculinité comme arme grotesque et comme masque
Avec ses jeunes hommes face caméra décrivant tour à tour l’injonction de la virilité, "Un Varón" ressemble dans son amorce à un documentaire. Un docu-fiction qui radiographierait, quelque part dans les pas de Raymond Depardon, les affres d’une toute-puissance masculine maladive et chronique. Pourtant, ce premier film d’une justesse remarquable ne s’arrête pas à la critique sociale et dérive subtilement vers le cinéma de genre. Empruntant la logique du film noir, avec son héros en crise existentielle piégé par la fatalité, le long-métrage déploie un récit aussi ample que pluriel. La multiplicité thématique d’"Un Varón" lui permet aussi d’ailleurs de distiller en creux un zeste de film de gangsters.
Bien entendu, le réalisateur Fabián Hernández ne cherche aucunement à sublimer ce sous-genre du cinéma policier à l’image d’un Francis Coppola ("Le Parrain"), d’un Brian De Palma ("L’Impasse") ou même d’un Jacques Audiard ("Un Prophète"). Le jeune metteur en scène cherche au contraire à le déconstruire par diffraction : la violence, la méchanceté, la prédation sexuelle, ou encore les armes n’apparaissent ici que comme des faux-semblants et pantomimes auxquels chaque individu se conforme par convention. De fait, l’action dans "Un Varón" passe au second plan au profit d’une focalisation interne très contemplative et sardonique. À l’instar de toutes ces petites frappes se rêvant barons de la pègre et qui pullulent à chaque coin de rue de Bogota, Carlos reste au fond un éternel enfant en quête d’amour. La superbe scène au foyer au cours de laquelle tous les hommes, devant un film comique, laissent tomber leurs masques patibulaires pour dévoiler des regards et sourires espiègles, parle d’elle-même.
Labyrinthe kafkaïen
L’autre trajectoire d’"Un Varón", plus ténue et tout aussi essentielle, concerne la définition impossible de l’identité de Carlos. Enchaîné à une virilité délétère et dogmatique, le personnage doit résolument refouler son identité, pourtant à peine éclose, autrement dit réprimer tout ce qui le meut et le détermine. La mise en scène du film insiste sur l’équivocité de l’orientation sexuelle de Carlos. Or, là se situe aussi la liberté réfrénée du personnage, sa tragédie. La scène de musculation au foyer, où Carlos laisse son regard vagabonder sur le corps d’un camarade, l’illustre bien. D’autant qu’en contrepoint sur l’un des plans suivants, le protagoniste regarde un avion passer dans le ciel, symbole d’un idéal inatteignable et d’illusions peut-être déjà perdues. Quelque chose notamment du cinéma de Céline Sciamma – celui de "Tomboy" et "Bande de filles", par exemple – surgit dans ces sursauts d’une intimité fugitive et insaisissable.
De cette errance aussi fascinante qu’hypnotique d’un jeune homme happé malgré lui par la spirale de la violence, ressort une sincérité absolue. Il faut dire que le cinéaste Fabián Hernández n’enjolive son film d’aucun artifice, n’orne son récit d’aucun effet trop romanesque. La simplicité, dans son dénuement le plus cruel et sensible, préside donc à chaque pas de Carlos à travers les ruelles bouchées et inextricables de Bogota. La vérité nue transite en toute sobriété au gré du cadrage sans horizon et via les immeubles d’habitation décrépis. Miroir déchirant de l’identité morcelé du personnage et de son cas de conscience insoluble, la ville tentaculaire fait ainsi figure d’allégorie maudite. Les artères périphériques sans âme, comme en perpétuel chantier, sonnent comme une prison à ciel ouvert où le danger guette à chaque croisement pour le protagoniste. En cela, le réalisateur d’"Un Varón" paraît moins reprocher l’ingérence des pouvoirs publics à l’égard de la criminalité que pointer du doigt le caractère kafkaïen d’une société encore trop profondément captive de ses traditions.
Pour donner corps à cet univers bien loin des archétypes et où la rencontre avec autrui vaut affrontement systématique, le jeune cinéaste Fabián Hernández a opté pour des acteurs non-professionnels. Un choix judicieux qui permet souvent à "Un Varón" de sécréter un effet de réel d’une rare intensité. Quant à la fin ouverte (disons en suspens) du long-métrage, elle prend par sa brusquerie un peu commode le risque de décevoir, mais cela ne retire néanmoins rien (ou presque) de la force et de l’authenticité de cette première œuvre du colombien Fabián Hernández.
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2022, "Un Varón" sort en salles le 15 mars 2023.