- Réalisateur : Emerald Fennell
- Acteurs : Richard E. Grant, Rosamund Pike, Barry Keoghan, Jacob Elordi
Trois ans après "Promising Young Woman", prometteuse comédie noire mêlant le portrait au vitriol de la masculinité toxique à des poses plus tape-à-l’œil et sardoniques, la réalisatrice Emerald Fennell revient avec "Saltburn". Un rendez-vous ensorcelant formellement, mais trop vain et déséquilibré pour convaincre pleinement.
Saltburn
De : Emerald Fennell
Avec : Barry Keoghan, Jacob Elordi, Rosamund Pike, Richard E. Grant
Genre : thriller, drame, comédie noire
Pays : Etats-Unis
Année : 2023
Associant le thriller psychologique à une tonalité satirique, "Saltburn" s’articule autour d’Oliver Quick, un étudiant boursier fraîchement arrivé à l’Université d’Oxford. Dans les couloirs de la prestigieuse faculté, ce jeune homme brillant mais timoré peine à se faire une place parmi les élèves nantis déjà initiés aux codes des classes dominantes. Mais sa rencontre avec Felix Catton, étudiant charismatique aussi opulent que populaire, va changer la donne et le familiariser aux us et coutumes des plus hautes sphères de la société. Mieux : Felix l’invite même à passer l’été à Saltburn, la somptueuse propriété de ses parents, les Catton. Très vite, pourtant, quelque chose dans cette utopique rêverie se détraque et un cauchemar se déverse.
À plusieurs reprises, le récit de "Saltburn" brouille les pistes, bifurquant dans une direction plus inattendue. Ce que l’on prend au départ pour un teen-movie, « coming-of-age story » classique pas si loin en creux du "Cercle des poètes disparus" pour la vanité de classe et de "Call Me By Your Name" pour la romance initiatique, mute brusquement en drame social mâtiné de lutte des classes. Or, cette lutte latente se dissipe peu à peu au profit surtout d’une caricature outrancière de l’aristocratie, pour finalement laisser place à un thriller sournois, dans la veine de la Patricia Highsmith de « Monsieur Ripley ». Conte gothique lézardé d’extravagances clinquantes, "Saltburn" apparaît donc comme cet assemblage changeant et trompeur, nettement plus concerné par les apparences que par le véritable fond de ses idées.
L’interprétation des acteurs et actrices ne grève en rien le long-métrage, bien au contraire. L’ambiguïté de la relation entre Oliver et Felix notamment, entre jeu de domination et tension érotique, s’avère admirablement retranscrite par Barry Keoghan et Jacob Elordi – lequel explose dernièrement, de Sofia Coppola à Guillermo Del Toro en passant par Paul Schrader. Il en va de même pour l’essentiel du casting de "Saltburn", qu’il s’agisse des Catton interprétés avec mordant par Rosamund Pike, Richard E. Grant ou Alison Oliver, monceaux dégoulinants d’orgueil, ou de Pamela l’ami inféodée dépressive portée par Carey Mulligan. Mais on peine néanmoins à raccorder entre elles, en dépit de la photographie léchée et des protagonistes truculents, les différentes composantes du film. Mal dégrossi, ce dernier frise même, à bien y réfléchir, l’opportunisme dans son accumulation de détails incongrus et gratuits.
Secrètement aussi féroces qu’impitoyables, déconnectés qu’ils sont de la réalité dans leur immense demeure leur servant de scène de théâtre, avec ses bouffons et fêtes désenchantées, les Catton n’incarnent pas tant la représentation caustique d’une classe décadente que de vaines figures d’excès. Même chose pour tous les protagonistes de "Saltburn", et ce quel que soit leur position dans l’échiquier. Car le long-métrage simule une posture politique qu’il ne parvient jamais à ne serait-ce qu’esquisser – le lot des dominés, la fureur des dominants. De même en outre concernant les déviances des personnages, à commencer par celles d’Oliver, tout dans l’intrigue de "Saltburn" exhale l’inconséquence. Les manières, la mise en place et l’extravagance des personnages ou des scènes ne fonctionnent qu’en vase clos, tournant sur elles-mêmes sans jamais construire ou créer quoi que ce soit hormis quelquefois de beaux clichés. De quoi peut-être contenter les spectateurs ne cherchant aucune autre finalité dans "Saltburn" que celle de l’image pour l’image. Mais cela reste bien peu.
Alors quelques-uns se rassérèneront probablement en comparant les allées et venues d’Oliver à Saltburn, au gré de son interaction vénéneuse avec ses hôtes, avec celles de l’étrange visiteur s’immisçant auprès de la famille bourgeoise dans "Théorème" (Pier Paolo Pasolini, 1968). Et pour cause, Emerald Fennell semble vraisemblablement avoir songé au chef d’œuvre italien en composant son scénario. Malgré tout, cette vague réminiscence – qui chez Pasolini flirtait avec l’amour, le spirituel et le politique – n’apporte ici que suffisance. La cinéphilie, lorsqu’elle se pose comme maniériste, vaut quand elle engendre une forme nouvelle ou fructueuse. Ce qui fait défaut ici. Quand bien même la démonstration technique de "Saltburn" ne manquerait-elle pas quelquefois de sel voire de beauté, cette façade ne suffit pas à faire oublier toutes les étranges ambivalences et stérilités amoncelées par ailleurs.
"Saltburn" est disponible sur Prime Video.