- Séries : Mon Petit Renne
Cette adaptation de l’histoire vraie du harcèlement vécu par le scénariste et acteur Richard Gadd génère une série à suspense aussi profonde et sinistre que captivante. L’occasion en chemin de déconstruire le thriller pour en extraire une réflexion passionnante sur les relations humaines.
Mon Petit Renne
De : Richard Gadd
Avec : Richard Gadd, Jessica Gunning, Nava Mau
Genre : thriller, drame
Année : 2024
Pays : Royaume-Uni
Il aura suffi à Donny, barman désenchanté, de poser son regard empathique sur une femme en plein désespoir pour activer l’engrenage. Apitoyé par son abattement, il lui offre un thé et échange quelques mots. Il n’en fallait pas plus à Martha pour s’immiscer dans sa vie et nourrir une obsession infinie à son sujet. Dès lors, elle revient chaque jour dans le bar s’installer face à lui, avide de petites attentions. Problème : ce besoin de reconnaissance vire au harcèlement. Si bien que la vie de Donny se transforme pendant cinq années en cauchemar. Mais l’enfer ne caractérisait-il pas déjà son existence ? Peu à peu, des traumas refoulés remontent à la surface…
Il serait aisé de n’appréhender "Mon Petit Renne", alliage complexe d’humour noir et de drame étouffant, qu’à travers son prisme de suspense. Du moins les premiers épisodes de la mini-série, malaisants à certains égards dans la veine de "Misery" (Rob Reiner, 1990), avec son méchant doux-impitoyable, se rapportent-ils aux codes balisés du thriller. Une composante assez rassurante, en un sens, tant les archétypes inhérents à la fiction - fut-elle angoissante - permettent au spectateur d’échapper au réel, ou de ne l’approcher finalement que dissimulé derrière un paravent. Pourtant, "Mon Petit Renne" rompt assez vite avec les mimiques éculées du genre. D’abord à demi-mot lorsque Martha, l’antagoniste obsessionnelle, perd de son autorité corrosive. Puis plus nettement à mesure que Donny, le personnage central écorché de la série, éprouve une épineuse empathie à son égard. Sensation d’identification qui le ramène à ses traumatismes les plus enfouis et réprimés. Car Martha, aussi menaçante et déséquilibrée soit-elle, n’incarne jamais au fond pour lui dans "Mon Petit Renne" qu’une sorte de vague croque-mitaine tenant lieu de dérivatif. Le tourment qu’elle fait peser sur Donny semble ainsi facilement pénétrable, et d’une certaine manière familier. Or, c’est le gouffre chaotique escamoté allégoriquement par la large silhouette de Martha - laquelle envahit les plans jusqu’à l’étranglement - qui prend le pas sur le reste, vérité plus innommable.
Il n’est plus vraiment question de la contamination ou de la vampirisation d’un être, Donny, par un autre, Martha, mais plutôt d’un conflit agissant en creux comme un révélateur occulte. Le harcèlement de Donny l’oblige à sortir ses douloureuses fêlures de l’abîme, à les confronter. Les violences sexuelles qu’il a subies, son identité sexuelle bien plus composite qu’il ne l’imaginait, sa propension à la dépression et à l’addiction, sa trajectoire sociale et professionnelle informe… Donny doit subitement se mesurer à un réel qu’il retient de toutes ses forces. La mise en abyme s’avère d’autant plus nébuleuse que l’acteur Richard Gadd incarnant Donny, également scénariste et créateur de "Mon Petit Renne", ne fait ici qu’adapter un épisode trouble de sa propre existence. Exercice ô combien périlleux tant la série (qui reprend en partie un de ses spectacles d’humoriste) ressemble, dans cette perspective, à une tentative d’exorcisme - dans une certaine mesure à l’image du documentaire - journal intime "Tarnation" de Jonathan Caouette (2003). Opération de dévoilement et de délivrance, à cœur ouvert.
Sous couvert d’un thriller poisseux et au rire jaune, "Mon Petit Renne" aborde ainsi frontalement les démons de l’intime et d’innombrables traumatismes fuligineux tels que les attaques transphobes et homophobes, ou encore les agressions physiques et sexuelles. Des hantises qui révèlent aussi en chemin l’aporie d’une société incapable de penser ses contradictions, refoulements et réflexes discriminatoires. Car "Mon Petit Renne" ne restitue jamais, dans sa constellation de personnages-proies, prédateurs et vice-versa, qu’une photographie à peine romancée de la réalité. Derrière sa mise en scène discrète - assez classique et souvent focalisée sur les visages, que la caméra sonde comme s’il fallait en extirper une vérité cachée -, exsude en contrebande une noirceur rare. Où la victime, par un glissement insidieux, peut tout aussi bien devenir bourreau et inversement. Il y a d’ailleurs une certaine humilité de la part de Richard Gadd, que de questionner ainsi la place de chacun, montrant de la sorte comment chaque être occupe tour à tour la position du dominant et du dominé.
Si "Mon Petit Renne" ne contourne pas tous les écueils et souffre parfois fugitivement de quelques petites faiblesses dans l’écriture, parfois un peu forcée, il infuse de façon étonnante et assez remarquable de la complexité dans l’empire de la fiction. Contradictoires, illogiques, aberrantes, les trajectoires de Donny frisent l’authentique de par leur dérèglement. Seule une volonté un peu trop visible dans le final de parachever la structure de la série - le serpent se mord la queue - fait perdre un peu de justesse à l’ensemble. Il n’empêche que "Mon Petit Renne", qui rencontre un grand succès sur Netflix, tranche habilement avec la consensualité dévorante des blockbusters habituels de la plateforme. Une bonne chose, car la série - aux antipodes des figures attendues du divertissement - pose des questions légitimes et jette un regard acerbe sur nos sociétés apathiques. Plus dérangeant et pertinent encore, elle renvoie chaque être à ses dissonances, fragilités et paradoxes inavouables - le casting impeccable y contribue.
"Mon Petit Renne" est disponible sur Netflix depuis le 11 avril 2024.