- Auteur : Cedric Lalaury
- Editeur : Préludes
Bepolar : Comment est née l’idée de ce roman, Écoutez le bruit de ce crime ? Qu’aviez-vous envie de faire ?
Cédric Lalaury : Comme pour nombre de mes projets jusqu’à présent, ce roman est né d’une image vue en rêve, ainsi que des sensations et des impressions qui en découlent : je me trouve dans une forêt très sombre, pendant une averse orageuse terrible, je suis trempé et je dois fuir quelque chose qui me terrifie. Ce quelque chose est probablement un être humain, du moins en apparence, et tout ce que je sais, c’est que c’est un danger mortel. Dans ce rêve, je me souviens avoir refusé de regarder quelque chose en rapport avec ce danger que je devais fuir. Je n’oublierai jamais ce sentiment-là, cette façon dont je luttais pour ne pas voir cette chose qui me terrorisait. C’est peu pour commencer un roman, mais tout est parti de là : un ado qui se trouve aux prises avec quelque chose d’innommable et qu’il refuse de regarder en face, dont il refuse de se souvenir. Quant à savoir ce que je voulais faire, mystère… Je n’en ai jamais une idée prédéfinie quand je me lance dans un roman, voire dans une simple nouvelle. Après coup, je suis tout de même très heureux d’une chose qui n’était pourtant pas préméditée : avoir un narrateur gay sans que l’homosexualité soit le sujet du roman. Certains diront que c’est un détail et c’est pourtant très important. Pour le reste, quand je me mets à écrire, je n’ai envie que d’une chose : écrire. Ensuite, advienne que pourra. Je ne dois pas m’ennuyer en écrivant, c’est tout. C’est à moi que l’histoire doit convenir avant tout, sinon, aucune chance qu’elle plaise à qui que ce soit d’autre.
Bepolar : On y découvre Zeke McKay, suspecté du meurtre d’un ado. Qui est Zeke ? Comment le voyez-vous ?
Cédric Lalaury : Zeke est un jeune homo trentenaire qui a subi un traumatisme terrible lorsqu’il n’avait qu’une quinzaine d’années. Il assiste à un assassinat d’enfant et en sera accusé dans un premier temps avant d’être innocenté. Comment se construire sereinement après une drame pareil ? Zeke choisit le déni et la fuite dès que l’occasion se présente, et il va jusqu’à changer d’identité et devenir un écrivain fantôme, le plus sûr moyen de ne jamais se trouver seul avec lui-même. Il quitte sa ville natale pour mener une existence solitaire et discrète à New York. C’est un échec car on n’échappe jamais à son passé ni à ses démons qui finissent toujours par revenir – sous n’importe quelles formes. J’ai beaucoup d’affection pour Zeke qui est un homme plein d’ambiguïtés et dont l’âme est sérieusement cabossée. Il est à la fois charmant et inquiétant, intelligent et sanguin, presque brutal. Ce qui lui est arrivé dans la forêt de Deil River l’a empêché de grandir, en un sens, et malgré ses trente-cinq ans, c’est toujours un ado terrorisé qui fait semblant d’être un adulte. Je l’aime beaucoup. J’en profite pour dire qu’un élément m’a troublé dans les retours que j’ai eus sur ce roman : on parle beaucoup de l’amnésie de Zeke au sujet de l’assassinat de Silas auquel il assiste, et ce terme ne me paraît pas approprié puisqu’il s’agit vraiment d’un refus de se souvenir ajouté au fait que l’obscurité de la forêt et l’averse qui se déchaînent lui brouillent la vue. Parler d’amnésie me semble inexact.
Bepolar : On est aux États-Unis, à New York et à Deil River. Comment s’est fait le choix des lieux ? Pourquoi avoir imaginé une ville plutôt qu’en prendre une existante ?
Cédric Lalaury : Le choix des lieux relève du paradoxe, dans mon cas. Il me faut un endroit situé loin de moi géographiquement, et qui soit le moins marqué possible d’un point de vue socio-politique. Placer une intrigue près de chez moi et prendre le risque de voir débouler le coronavirus et son confinement ou la politique française ? J’abandonnerais le roman illico. Ça ne m’intéresse pas et tant d’écrivains traitent de l’actualité bien mieux que je ne le ferais. Quant au paradoxe que j’évoquais plus haut, il réside en ceci : il me faut un lieu loin de moi géographiquement et qui soit pourtant imprégné de ce que je suis et de la façon dont je perçois les choses. J’ai besoin de construire un univers où je suis libre, où les paysages, les constructions, les sensations ont plus d’importance que tout le reste. J’aime particulièrement les grands créateurs qui procèdent de la sorte : la ville de Twin Peaks de David Lynch, ou l’île des rescapés de Lost, le Yoknapatawpha de Faulkner ou le Sud noir et profond de Giono ont plus de réalité pour moi et m’auront plus marqué que des endroits dits réels. Le réalisme pointilleux, très sociologique et politique, m’étouffe, quand je lis, quand j’écris, quand je regarde une série ou un film. Ça m’ennuie. C’est ainsi. C’est pour ça que l’intrigue d’Écoutez le bruit de ce crime ne s’attarde pas à New York pour vite s’ancrer dans l’imaginaire pur et angoissant de Deil River.
Bepolar : Vous naviguez entre 2019 et 2000. Comment avez-vous jonglé dans l’écriture entre ces deux récits ?
Cédric Lalaury : Ça s’est fait très naturellement, sans que j’y réfléchisse de trop. Je travaille sans plan et ça donne naissance à un monstre de papier qu’il faut retravailler, raccourcir beaucoup, mais le mouvement de l’intrigue est là. La mécanique des souvenirs n’est pas intellectuelle mais sensorielle et sentimentale : un mouvement, un son, un parfum, un mot jouent le rôle d’aiguillon de la mémoire et le passé ressuscite avec incertitude et émotion. C’est ce qui se passe pour Zeke. Finalement, c’est en répondant à votre question que je prends conscience d’une chose : je ne jongle pas entre le passé et le présent, dans ce roman, mais entre le présent et les souvenirs de Zeke, avec tout ce qu’ils contiennent d’incertain, de déformé ou non. Ce roman parle d’un homme qui doit remettre le passé dans l’ordre afin de le raccrocher au présent qui stagne, car le temps semble n’être pas passé, à Deil River. Zeke le ressent, à un moment du récit. Il me semble qu’il parle d’une bobine de film défectueuse qui revient sans cesse à son point de départ. Un passé inachevé ou mensonger nous retient prisonniers : si on ne le répare pas, si on ne fait pas ce qu’il faut pour le mettre au net et le regarder en face, on finit par dépérir et être dans l’impossibilité de vivre pleinement.
Bepolar : Il y a 20 ans entre les deux, et sans doute pleins de détails qui changent. À quoi avez-vous fait particulièrement attention ?
Cédric Lalaury : Comme je le disais, le temps semble n’être pas passé, à Deil River. Il tourbillonne, c’est un ressassement silencieux et morbide qui tue lentement la ville. Lorsque j’ai revu le texte pour la dernière fois, je me suis rendu compte que Deil River se mourait et que cela se voyait à quelques détails : en 2000, cette ville compte un shérif, un pasteur, une fête de la ville. En 2019, c’est fini, du moins dans la narration : on ne parle plus vraiment du nouveau shérif, qui n’a aucun rôle dans le roman, on ne sait pas si un nouveau pasteur a remplacé le révérend Farrell, on a détruit le chalet abandonné dans lequel les crimes ont eu lieu. C’est un univers qui s’effrite et meurt. Il y a deux personnages qui symbolisent ce temps incapable de passer et qui tue, pourtant : Tonto et Mary Beth. Tonto est l’handicapée mentale condamnée pour le meurtre de Silas et internée à vie. Elle se meurt à cause de la maladie qui la ronge. Si son corps vieillit et dépérit, son âme est la même, celle d’une petite fille qui ne pourra jamais grandir. Quant à Mary Beth, la fillette violée le jour des crimes puis handicapée à vie après l’accident de voiture qui s’est ensuivi, elle est aussi prisonnière de son âge et du drame qui s’est produit au chalet. Elle est recluse dans sa chambre, coupée du monde. Elle vieillit sans grandir, elle aussi, dans un certain sens. Finalement, les détails auxquels j’ai veillé sont ceux du déroulement de la journée du 5 juillet 2000 : les distiller à la fois dans les souvenirs de Zeke et dans les éléments tels qu’ils lui reviennent au cours de l’enquête.
Bepolar : Qu’aimeriez-vous que les lecteurs et les lectrices retiennent en refermant votre roman ?
Cédric Lalaury : Je ne sais pas. Je n’ai pas de message à faire passer, donc on peut évacuer le souhait de défendre des idées. Je sais qu’on a parfois dit que ce roman traite des violences sexuelles, notamment celles commises contre des enfants, et aussi d’une forme de racisme, etc. Pourtant, je n’ai pas pensé à tout cela durant l’écriture. C’est à la toute fin du travail que j’ai compris avoir été traversé par ces sujets et ces thématiques. Ce serait malhonnête de ma part de prétendre avoir voulu écrire dans la continuité de #MeToo, par exemple, alors que ce n’est pas le cas. Pour le reste, j’aimerais que les lecteurs et les lectrices retiennent ce que moi-même j’aime retenir d’un roman ou d’un film une manière particulière de voir et ressentir les choses, les gens, et de les dire, les mettre en mots ou en images. J’aime conserver d’un roman une sensation, une série d’impressions, me souvenir de la façon dont le style épouse l’histoire, l’atmosphère dans laquelle baigne cet univers. C’est beaucoup demander mais je serais comblé de savoir qu’on repense à ce roman après l’avoir lu, malgré les lectures qui prendront place entre le moment où on l’a lu et celui où on s’en souviendra.
Finalement, j’attends une chose des lecteurs et des lectrices : qu’ils soient actifs dans la lecture, attentifs, qu’ils tirent les conclusions de ce que je décris pour comprendre la situation, l’intrigue et les personnages. J’aime l’idée de ne pas expliquer mais d’être précis, en termes de narration. Ne pas m’appesantir sur la psychologie des personnages et me contenter de les décrire dans leurs actions ou leurs propos. C’est la personne qui lit qui se doit de faire le boulot et d’interpréter ce qui se passe sous ses yeux, pas moi. Je m’inspire beaucoup du cinéma et des grandes séries qui font ça très bien. Je favorise les narrations à la première personne et évite les narrations chorales dans ce but : ne pas tout savoir des autres personnages et contraindre le lecteur à interpréter. D’ailleurs, la narration à la première personne ne doit pas faire illusion : ce n’est pas parce que le narrateur vous dit quelque chose que vous devez le croire comme s’il vous livrait une vérité révélée. J’adore jouer de la fiabilité du narrateur. Ça oblige le lecteur à rester en alerte.
Bepolar : Savez-vous déjà sur quoi vous allez écrire maintenant ? Quels sont vos projets ?
Cédric Lalaury : Je viens de confier plusieurs manuscrits à Préludes. L’un parle de la disparition d’une adolescente. Ce qui m’intéresse, dans ce roman qui devrait être le prochain à paraître, c’est plutôt comment les différents personnages – au premier rang desquels le narrateur enquêteur – appréhendent cette disparition, ce que cela implique pour eux, ainsi que le comment et le pourquoi de toute l’histoire. J’ai enfin rendu mon roman qui traite d’un tueur en série (ce sera le seul, et je ne pense pas en écrire d’autres à ce sujet), et c’est l’une des histoires les plus glauques que j’ai écrites jusqu’à présent. Actuellement, j’écris un roman au cœur duquel se trouvera la figure ambiguë d’une romancière vieillissante. Pour la première fois, le personnage d’un de mes romans précédents réapparaîtra, mais pour le moment, chut…