- Réalisateur : Patricia Mazuy
- Acteurs : Arieh Worthalter , Achille Reggiani, Y Lan Lucas, Leila Muse
Vertigineux et troublant, le dernier film de Patricia Mazuy triture le genre du thriller pour mieux explorer la domination masculine, capter la folie d’un monde fait de silences et de violences. En résulte une œuvre spectrale aussi inclassable qu’essentielle, entre poésie et cauchemar.
Au décès de son père, Guillaume, flic ambitieux, offre en gérance le bowling dont il vient d’hériter à son demi-frère marginal, Armand. Cet héritage maudit s’apprête à emporter les deux hommes dans une descente aux enfers irrépressible…
La force et la profondeur du cinéma de Patricia Mazuy tiennent particulièrement à son irréductibilité et à son art consommé de la dissonance – "Paul Sanchez est revenu !" avait fait office de cas d’école. Dans "Bowling Saturne", plus sans doute que partout ailleurs dans la filmographie de la réalisatrice, pas un décor, pas un personnage ou une action n’échappent, parfois ne serait-ce qu’un instant, à l’équivoque. Le film distingue certes le bien ou peut-être l’innocence du mal, mais sans jamais tomber dans une opposition trop nette ou archétypale. Comme si approcher le réel et l’authentique impliquait de saisir l’inextricable – dans le cas présent toute la beauté vénéneuse recouvrant la monstruosité et la déviance. Car si "Bowling Saturne" trace minutieusement les contours d’un loup primal farouchement assoiffé de sang – Armand –, il esquisse dans le même temps le portrait d’un agneau maudit, être doué d’affection mais voué à l’errance et au carnage cathartique. Inexorable tableau d’un incurable, condamné à la fois probablement par lui-même et par le poids d’un passé innommable.
"Bowling Saturne" n’est pas un film noir comme les autres car toutes ses issues apparaissent très vite verrouillées d’avance, même les plus infimes – chose rare. Inutile de tenter ici d’identifier un semblant de héros ou des antagonistes patents susceptibles de prétendre au salut ou à la rédemption. Tous s’avèrent déjà prisonniers d’un système, notre société patriarcale, dépeinte par Patricia Mazuy avec acuité et sans schématisme. Ainsi transparaissent Armand et Guillaume, les deux frères maudits de "Bowling Saturne", l’un illégitime détraqué, avide de féminicides conjuratoires, l’autre flic désabusé, plus ambitieux qu’intègre. Symboles par excellence d’une masculinité toxique grouillante devenue endémique par tradition et conformisme, les deux hommes perpétuent malgré eux la trajectoire d’un père abject tout juste décédé. Si "Bowling Saturne" entretient un certain mystère concernant le passé de ce dernier, Armand père, le personnage fait néanmoins figure d’ogre liminal – celui à partir duquel la damnation du film se déploie potentiellement. Prédateur possible à l’égard des femmes, l’homme vouait un culte absolu à la chasse, avec une prédilection pour les gibiers interdits tels que les lions. C’est cette soif irrépressible de brutalité et cette affirmation délirante de la masculinité, qui expliquent en partie et contaminent, en premier lieu, l’instable Armand. Un vent de destruction qui détermine aussi certainement les tourments et hantises de son frère Guillaume, qui semble se rêver justicier par souci de délivrance.
Les ténèbres pour alter ego
D’une grande force et beauté, la mise en scène expressionniste de "Bowling Saturne" expose elle aussi méticuleusement cette lancinante malédiction, implacable. Sa méthode, entre évanescence et maîtrise pointilliste : un jeu de clair-obscur très signifiant qui se pose comme l’un des narrateurs essentiels – à l’instar des décors urbains – du film. Dès la première scène nocturne de "Bowling Saturne", Armand et Guillaume se révèlent ainsi captifs de la nuit, avec la déambulation fiévreuse du premier, la poursuite puis la fuite du second. Le temps d’un court instant diurne dans Caen, il semblerait pratiquement que le personnage d’Armand peut prétendre à la lumière et à l’espoir. Mais aussitôt, l’obscurité se referme sur lui lorsqu’il pénètre – symboliquement à jamais – dans le bowling souterrain puis dans l’appartement lugubre du père croque-mitaine trépassé, sorte de temple putride. Ne resteront dès lors pour chacun plus que des ténèbres, le plus souvent lézardées de lumières rouges à la manière du giallo, promesses inflexibles d’un sang purificatoire à répandre.
"Bowling Saturne" va toutefois bien au-delà du cinéma de genre qu’il investit scrupuleusement (le film noir, le polar, le thriller, le suspense, le drame…). Tout en s’en réclamant avec rigueur, le film dépasse même, par sa singularité et sa modernité, son sujet prédominant : le regard acéré porté sur une société complaisante à l’égard de la domination masculine. Car oui, "Bowling Saturne" semble égrainer en toute conscience les affres du paternalisme, de la masculinité et de l’héritage du colonialisme. Le film s’insurge en cela contre la place laissée aux femmes – ici dans le meilleur des cas dominées par des hommes et considérées par ceux-ci comme des quilles, des proies ou a minima comme des importunes à abattre. Reste que le long-métrage propose et entretient un art beaucoup plus nébuleux et interlope. Il distille une sensibilité infinie, polymorphe, celle que l’on retrouve quelquefois accolée aux grandes tragédies sociales. Cette sensibilité découle du jeu des acteurs – en premier lieu le jeu hanté d’Achille Reggiani, qui incarne Armand – et de la tonalité brumeuse parfois à la lisière du cinéma fantastique.
Dévoré par une violence sourde irréfrénable, entre haine de soi et profond ressentiment, Armand déborde de lui-même. Sa frénésie, pour autant, se double d’une étrange candeur, sorte de pureté révolue qui ressurgit fugitivement. Si bien qu’en quelques scènes, le personnage finit par devenir attachant sinon passionnant par son déséquilibre. L’étalonnage, la musique atmosphérique ensorcelée du groupe Wyatt E., la belle gueule ou encore le regard médusé de l’intéressé, contribuent à installer ce sentiment d’extrême ambivalence. Mais plus que toute chose, des touches poétiques extraordinaires le favorisent. C’est le cas de la scène touchante du foulard coincé dans la portière de la voiture et battu par le vent – aux frontières du réel et annonciatrice a posteriori de la fuite en avant cauchemardesque de l’antihéros –, auquel fait écho la jupe funeste de Gloria. C’est par ailleurs également la présence fantomatique du père que l’on perçoit de temps en temps à
travers le chien noir inquiétant.
La poésie au secours du réel
Cette dissonance stupéfiante de "Bowling Saturne" se propage en outre grâce à toute l’attention et l’application déployées par Patricia Mazuy afin de contempler ses acteurs et actrices – souvent au croisement de la passion et de la répulsion. Même des figures aussi éphémères ou vagabondes telles que l’impétueuse Gloria et la téméraire Xuan bénéficient d’un soin pointilleux et laissent une empreinte décisive sur l’ensemble du film. Le plus souvent, nul besoin de mots pour pénétrer les arcanes des personnages : les gros plans sur leurs regards et visages se suffisent à eux mêmes pour tout dire ou presque du drame qui déferle. Il y a là parfois étrangement un semblant de "L’Âge Atomique" d’Helena Klotz pour la tendresse maladive, tendue et instinctive, mais aussi un brin de la folie meurtrière grimaçante d’une œuvre telle qu’"À l’intérieur" de Julien Maury. À tel point que "Bowling Saturne" en finit par devenir inclassable et imprévisible – la séquence de la rencontre et de l’étreinte entre Armand et Gloria se distingue à ce titre comme un sommet absolu d’ambiguïté et d’inattendu. Ou quand l’insouciance de la jouissance engendre une zone grise puis un déchainement de fureur.
Bien qu’en reprenant un à un les éléments constitutifs du thriller (hommes qui se virilisent malgré eux, policier, tueur, névrose, cadavres, voiture, enquête…), "Bowling Saturne" transcende le genre. Par sa poésie macabre, par son onirisme, par sa violence cachée sous la tendresse et la beauté – on pense parfois, en nettement moins poisseux, au "Frenzy" d’Hitchcock –, ce septième long-métrage de Patricia Mazuy filmé comme un cauchemar éveillé exprime quelque chose de la complexité de notre monde. Il saisit par son opacité clairvoyante, par son féminisme effréné, un semblant de l’indicible des dominations masculines et sociales. Résolument avare en dialogues – le film a la lucidité de ne jamais chercher à justifier ou à expliquer quoi que ce soit –, rempli de présences hantées et magnétiques, "Bowling Saturne" hypnotise, questionne et tourmente. C’est assurément la marque du grand cinéma.
Coproduit notamment par Luc et Jean-Pierre Dardenne, "Bowling Saturne" est sorti en salles le 26 octobre 2022.