- Réalisateur : Maggie Gyllenhaal
- Acteurs : Ed Harris, Peter Sarsgaard, Olivia Colman, Jessie Buckley, Dakota JOHNSON
- Auteur : Elena Ferrante
Pourquoi regarder cette adaptation de Poupée volée d’Elena Ferrante ?
De : Maggie Gyllenhaal
Avec : Olivia Colman, Dakota Johnson, Peter Sarsgaard, Jessie Buckley, Ed Harris
Année : 2021
The Lost Daughter, premier film de Maggie Gyllenhaal au croisement du drame et du thriller psychologique mène Olivia Colman, impériale, dans un enfer aussi ensoleillé que suffocant. Paranoïa, dépression… le film brouille les pistes et sa photographie incroyable sidère. Une œuvre étourdissante et touchante.
Il y a en filigrane un parallèle à tracer entre la trajectoire de Leda, le personnage incarné par Olivia Colman, et celle de la réalisatrice Maggie Gyllenhaal. Elle et son époux Peter Sarsgaard (qui joue d’ailleurs l’amant étrange de Leda dans The Lost Daughter) ont eu deux filles, en 2006 et 2012. Une expérience de vie - avec ce que cela implique de remise en question et quelque part d’abnégation - qui rapproche d’autant plus Maggie Gyllenhaal de Leda, mère en déroute tiraillée entre ses désirs personnels et le bien être impérieux de ses filles. Du moins l’analogie a-t-elle probablement suffi à lancer la réalisatrice au devant du roman « Poupée volée » (Elena Ferrante, 2009), ici adapté avec The Lost Daughter.
Ce rapprochement pourrait sembler anecdotique mais il prend une tournure très sensible dans The Lost Daughter. Le phénomène est palpable : un rapport fusionnel s’installe entre la cinéaste Maggie Gyllenhaal et le personnage porté par Olivia Colman. Au-delà de la ressemblance latente entre les deux femmes (la réalisatrice et l’actrice), en dépit de leurs âges distincts, une même contradiction entre aspiration et devoir moral affleure, une même ambiguïté insoutenable semble les hanter.
Ce glissement étrange entre le réel et la fiction fait toute la singularité de The Lost Daughter, il constitue sans doute le cœur de son esthétique. Il ne pourrait s’agir que d’un drame sentimental comme beaucoup d’autres - l’histoire d’une mère en vacances sur une île grecque à l’aube de la cinquantaine, intellectuelle esseulée, se laissant tomber dans les limbes à force de ressasser un passé qui ne passe pas (la culpabilité de n’avoir jamais été la mère idéale ni celle que ses filles auraient mérité). Seulement, le scénario composé par Maggie Gyllenhaal en personne bascule d’entrée de jeu dans une sorte de cauchemar inattendu, sorte de "L’échelle de Jacob" solaire.
Avec la complicité géniale de la directrice de la photographie Hélène Louvart (habituée de Doillon, Rohrwacher, Larry Clark ou encore Guiraudie), la mise en scène distille un dérèglement de tous les instants. Les images sensitives et vaporeuses sonnent comme celles du "Brown Bunny" (2004) de Vincent Gallo, en même temps qu’elles semblent habiter par l’angoisse spectrale du Skolimowski d’"Essential Killing" (2010) — autre film fou et suspendu avec Gallo. En découle une atmosphère poisseuse et suffocante tenant davantage du thriller psychologique que de tout autre genre.
Le soleil, la mer, le sable… tous ces éléments habituellement rassurants passent pour horribles dans The Lost Daughter. À peine Leda vient-elle d’arriver dans sa jolie location de vacances que le phare non loin commence à bouleverser sa quiétude, que des badauds déconcertants l’assaillent de toute part. Fruits pourris, insectes répugnants… on se croirait dans un thriller de Roman Polanski, quelque part aux frontières du huis-clos. Seule échappatoire pour Leda : se réfugier auprès de ses rares souvenirs positifs, à commencer par sa rencontre avec un intellectuel il y a bien longtemps, celui qui lui aura permis de retrouver sa liberté d’adolescente. Celui aussi qui lui aura fait perdre le fil tracé d’avance de son existence. Joué par Peter Sarsgaard (dont le regard ambigu à la John Malkovich possède autant l’intelligence la plus retorse que la filouterie la plus libidineuse), le protagoniste apparaît comme une figure centrale à la fois diabolique et salvatrice.
Dans The Lost Daughter, le moindre échange avec un personnage extérieur relève pour Leda d’un affrontement possible ou de l’invivable. Une tension quasi paranoïaque s’installe dès lors pour le moindre détail, comme si toute sensation passait exclusivement par le filtre corrompu de Leda. Une petite fille s’égare sur la plage, Leda la retrouve pour le plus grand bonheur de sa famille mais dérobe instinctivement sa poupée - symbole de tous les souvenirs qu’elle inhibe depuis trop d’années. Aussitôt, plus que jamais, chaque détail s’apparente au pourrissement et au complot – jusque dans les rapports de classe qui confinent à l’épouvante.
L’ouverture nocturne et inquiétante de The Lost Daughter, sorte de flash forward avant le flash-back du récit, inscrit l’œuvre comme un film noir. Et même si cette impression ne se concrétise pas jusque dans le final, Maggie Gyllenhaal et Elena Ferrante laissant filtrer une rédemption possible, le long-métrage n’en demeure pas moins le portrait tétanisant d’une femme au bord des gouffres du passé et du présent. Une réussite de tous les plans dont le génie est peut-être de ne jamais emmener le spectateur exactement là où il s’attend.
Prix du meilleur scénario à la Mostra de Venise en 2021, The Lost Daughter est le premier film de Maggie Gyllenhaal, laquelle adapte un roman d’Elena Ferrante (« L’amie prodigieuse ») : « Poupée volée ». Le film est disponible sur Netflix.