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Six raisons de regarder Mank

Génie insatiable, alcoolique notoire, Herman Mankiewicz (frère du grand Joseph) est un scénariste hors-normes sévissant à Hollywood entre frasques et franc parler. Presque inconnu, on lui doit le scénario de l’immense Citizen Kane.

Avec Mank, emmené tambour battant par Gary Oldman, David Fincher en tire un portrait aussi intime qu’impressionniste. Pourquoi faut-il y succomber ?

Pour Gary Oldman et ses répliques savoureuses
Dans le rôle d’Herman Mankiewicz, le protéiforme Gary Oldman offre une performance à la hauteur de son personnage : tantôt alcoolique souffreteux, tantôt insider et négociateur redoutable, tantôt moraliste désabusé, citant volontiers Georges Bernard Shaw ou Blaise Pascal, bien plus éthique que l’industrie hollywoodienne où il gravite et sur laquelle il porte un regard lucide. On retiendra quelques répliques savoureuses, adressées avec une décontraction bravache : à des producteurs méprisants, sur un plateau de tournage, le personnage demande s’il y a "des consignes du comité de surveillance" ; lors d’une soirée donnée par le magnat de la presse William Hearst, où l’on minimise le danger hitlérien ("Ça ne durera pas, qui peut prendre au sérieux un tel illuminé ?"), Mankiewicz compte les zélateurs du nazisme : "aux dernières nouvelles, 40 millions d’Allemands".

Pour ses références cinématographiques
Truffé de références cinéphiliques, le film de Fincher constitue aussi un véritable bréviaire du lexique cinématographique à qui le réalisateur ne confère pas la simple dimension d’un exercice de style. Cette maîtrise formelle est au service d’une narration efficace et d’une caractérisation psychologique des protagonistes. Le talent du cinéaste se dissémine dans quelques menus détails : un raccord dans l’axe destiné à souligner l’angoisse d’un personnage (une secrétaire inquiète pour le scénariste), l’addition d’une ellipse et d’un fondu enchaîné pour documenter une scène d’accident, les lents travellings qui suivent la promenade vespérale d’Herman et Marion dans une ambiance expressionniste (certains plans évoquent L’Aurore de Murnau). Cette atmosphère va de pair avec les confidences des interlocuteurs. On n’oubliera pas non plus le gros plan clin d’œil à Citizen Kane, lorsque d’une main flasque dépassant d’un drap froissé, tombe une bouteille vide.

Parce qu’en creux, un autoportrait de Fincher
Que David Fincher ait choisi le filandreux Herman Mankiewicz, défenseur d’une narration complexe, "comme une gigantesque brioche roulée", n’étonne pas, si l’on considère la construction tortueuse d’un certain nombre de films réalisés par le metteur en scène de Sevenou Zodiac. De la même façon, la profession de foi assénée par le scénariste, s’engageant à aider le grand Orson Welles ("il sera servi et le public aussi"), n’est pas dénuée d’une forme d’ironie, d’autant que ses ambitions esthétiques - rédiger de manière mélodieuse - ne constituent pas une priorité de l’industrie hollywoodienne ("vous n’écrivez pas un opéra", remarque la secrétaire à Mankiewicz, en panne d’inspiration). À travers cette configuration, on peut discerner, en creux, une manière d’autoportrait artistique du cinéaste, dont le succès commercial n’a pas été exempt de malentendus.

Pour sa structure en poupée gigogne
Les films de David Fincher fonctionnent souvent comme des matriochkas. On les appréhende d’abord sous un certain angle, le plus évident, puis des chemins de traverse plus ou moins insoupçonnés s’y dégagent. Il en va ainsi avec Mank, qui télescope plusieurs approches, non exhaustives : en premier lieu un biopic réjouissant ou a minima un bout d’existence du scénariste Herman Mankiewicz, en second un hommage mimétique à Citizen Kane et en troisième une analogie entre la trajectoire anonyme de Mankiewicz et celle de Jack Fincher, le papa de David à l’origine du scénario de Mank. Culte de Fincher pour le parachèvement oblige, le résultat, loin d’être alambiqué, reste harmonieux. Le destin houleux d’Herman se fond à merveille dans les méandres d’une temporalité sinueuse (les flashbacks à l’instar des points de vue de « Citizen Kane »), tandis que dans le même temps Fincher s’autorise un pas de côté : on reconnaît certes sa mise en scène au scalpel, son montage stroboscopique, mais la tonalité générale, plus folâtre et nettement moins misanthrope qu’à son habitude, laisse entrevoir une empreinte nouvelle – la marque probable du père.

Pour son tableau corrosif d’Hollywood
Et si Mank venait grossir la liste des grands films crépusculaires et satiriques sur Hollywood ? Boulevard du crépuscule, The Player, Barton Fink, Ed Wood, Mulholland Drive, Maps to the Stars… ils sont nombreux dans l’histoire du cinéma à avoir constitué ce sous-genre situé entre le suspense et la satire. Avec en figure de proue la répartie et la culture extraordinaire d’Herman Mankiewicz, sorte de « Gremlin » déconstruisant les rapports de force et faux-semblant de l’usine à rêve, le film ne manque pas de mordant. Pontes des studios, magnat de la presse, réalisateur arrogant… malheur à qui tente de triompher de l’éloquence du personnage, porté par un Gary Oldman aussi épique qu’attachant.

Pour son côté rétro film noir
S’il en adopte la structure virevoltante, Mank prend ses distances avec Citizen Kane dans son rapport à l’image. Le travail prodigieux du directeur de la photographie Erik Messerschmidt n’est pas sans rappeler le style du László Kovács de "La Barbe à Papa" (Bogdanovich, 1973). Et cela n’en donne pas moins par moment la sensation d’un film authentique des années 1930-40, et ce malgré l’omniprésence d’images de synthèse (merci ILM). Du reste, plus que de par son esthétique rétro, c’est par sa structure que Mank adopte en filigrane la logique du film noir. Sans ployer totalement sous la fatalité, Herman ne fait que survivre dans un monde inhumain. S’il obtient sa rédemption, ce que lui donne à la fois Fincher avec « Mank » et la consécration de son scénario de Citizen Kane, ce n’est qu’au prix de l’autodestruction – le symbole du coup de feu dans l’appartement n’en est que la prescience. Tous les fantômes de la barbarie, à commencer par la Shoah et l’indifférence ordinaire, hantent le protagoniste. Et pourtant, l’humour, indispensable pour surnager dans les eaux du Styx, persiste. Superbe alchimie.

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