- Auteur : Franck Bouysse
Comme une évidence...
Comme souvent, le Prix SNCF du polar nous offre une superbe sélection pour son prix annuel. Il n’est qu’à regarder la liste des précédents lauréats : S. J. Watson pour son troublant Avant d’aller dormir (2012) le plein de punch Balancé dans les cordes de Jérémy Guez (2013), Le Sauvage Yeruldelgger de Manook (2014), puis Enfant de poussière du fascinant Craig Johnson (2015) et le choc Terminus Belz d’Emmanuel Grand (2016). On vous encourage aussi fortement à mettre la BD Zaï zaï zaï zaï, primée en 2016 dans sa catégorie, dans toutes les mains, à commencer par les vôtres.
Cette année, dans la catégorie roman, sont proposés de nouveau quatre romans de grande qualité : Gravesend (William Boyle), Les Arpenteurs (Kim Zupan), Pur (Antoine Chainas) et enfin Grossir le ciel (Franck Bouysse). Les lecteurs sont amenés à voter sur le site du prix jusqu’au 31 mai.
On pourrait vous appeler au vote utile : faire émerger encore davantage un auteur plein de talent, soutenir un éditeur, La Manufacture des livres, dont le travail remarquable depuis son lancement en 2009 mérite moults récompenses, argumenter que des auteurs déjà édités à l’international ont moins besoin du soutien d’un prix, déjà acquis dans le cas de Chainas avec le prestigieux Grand prix de littérature policière remporté en 2014. Le lauréat sera dans tous les cas réjouissant.
C’est pourtant au choix du coeur que nous faisons appel : Grossir le ciel est un livre rare, un roman qu’il est réjouissant de recommander à ses proches, une oeuvre aux multiples influences qu’on regretterait de voir furtivement défiler en librairie, sans marquer le coup d’une manière ou d’une autre.
L’histoire de ce roman est d’une simplicité confondante : quelque part dans les Cévennes, dans un lieu cristallisé, hors du temps mais pas des passions, deux paysans sans prétentions, mais exempts de caricature, sont confrontés au drame de la méfiance et des changements imperceptibles. Que cache ce monde loin du monde ?
Sans recourir à de multiples rebondissements, Bouysse tisse patiemment sa toile, faite de mots méticuleusement choisis et d’atmosphères. Humaniste sans être idéaliste, délicate et profonde mais sans maniérisme, son écriture, quasi poétique, n’est pas sans faire songer à des géants du noir tels que Simenon ou Faulkner.
Comme ses deux prestigieux ainés, Bouysse ne semble pas avoir de parti-pris moral ; au-delà du bien et du mal, de la beauté et de la laideur, c’est l’état d’esprit psychologique de ses personnages qui l’intéresse, comprendre intimement ce ressort puissant du genre humain : l’émotion nue, inattendue, imprédictible. En cette étude du caractère il excelle, peut-être un peu moins dans les dialogues, qui permettent plus difficilement de rendre la complexité de l’âme humaine.
Sa recherche de l’émotion auprès de personnages en marge, de « damnés de la Terre », Bouysse la construit de manière ciselée, poétique. Comme Faulkner, son propos peut paraître erratique, instinctif mais se révèle finalement savamment construit, subtil, modulé, tortueux car riche en tonalités, à l’image des Cévennes qu’il dépeint. On peut lire les premières pages comme d’autres au hasard pour saisir l’essence du moment décrit, l’intimité du personnage.
Il fait partie de ses livres rares, héritiers tout à la fois du polar et de la littérature, un enfant bâtard de la prose et de la poésie. On pense à La Route de McCarthy pour son décor, aux romans de Ron Rash, et plus récemment au monde mis à nu du Diable, tout le temps de Donald Ray Pollock.
Grossir le ciel s’inscrit dans plusieurs mouvances littéraires sans pouvoir y être confiné ; c’est un roman des grands espaces, un livre qui n’aurait pas déparé chez Gallmeister, l’éditeur spécialisé dans le nature writing ou dans l’excellente collection « Terres d’Amérique », portée avec brio par Francis Geffard chez Albin Michel. Ce roman est bien plus qu’un polar, c’est une pépite qui se mérite, à lire doucement, bercé par le rythme choisi de mots qui touchent au coeur.