Bepolar : On vous avait laissé dans le Grand Nord. Vous nous entrainez cette fois dans les méandres de l’attentat de Karachi. Qu’est-ce qui vous a donné envie de revenir sur cette affaire ?
Olivier Truc : Le hasard de rencontres. En 2016, je me rends à Karachi pour participer à un festival de littérature, et tant qu’à faire le voyage, on me propose une résidence d’écriture. Au cours du mois que je passe dans cette ville déroutante, des Pakistanais me parlent de cette affaire. Et ce qui me touche, c’est le point de vue pakistanais que je découvre sur place, au contact de Pakistanais qui ont vécu l’époque de l’attentat, parfois ont connu des victimes, et qui n’acceptent pas que la France ne s’intéresse pas plus à la recherche des auteurs et responsables de l’attentat ici au Pakistan. Avec Les sentiers obscurs de Karachi, j’ai le sentiment d’être dans la continuité de ce que j’ai entamé avec mes polars du grand Nord, à savoir apporter un regard décalé sur un événement.
Bepolar : J’imagine qu’avant de vous plonger dans ce dossier, il y a eu énormément de documentation. Comment avez-vous travaillé ?
Olivier Truc : J’ai fait deux séjours à Karachi, le premier en 2016, le second en mai 2022, exactement 20 ans après l’attentat, pour être au plus près de ce que je décrivais. Des rencontres à Karachi, sur lesquelles je ne peux pas m’étendre pour des raisons de sécurité pour ces personnes. Des rencontres aussi à Cherbourg, avec des rescapés de l’attentat qui ont accepté - et je leur en suis extrêmement reconnaissant - de rouvrir les plaies de ce drame. Des entretiens avec des acteurs du dossier, des journalistes qui ont couvert l’affaire, ou encore Marc Trévidic, ancien juge anti-terroriste qui a travaillé sur l’affaire, ou Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre très engagé également en tant qu’ancien maire de Cherbourg. Des lectures bien sûr, de livres, documents ou romans, de procès-verbaux de l’attentat, de la presse. Et ensuite, trainer dans Karachi, autant que possible, pour saisir l’écume de cette ville tentaculaire, violente, fascinante.
Bepolar : C’est un dossier sur lequel il y a des hypothèses plus ou moins confirmées (enfin certaines plus). Comment avez-vous utilisé cette matière et les zones d’ombres ?
Olivier Truc : J’utilise cette matière d’ombre et de lumière en faisant le choix d’envoyer Jef Kerral à Karachi non pas pour mener un travail d’investigation sur le motif de l’attentat ou dans l’espoir de trouver la vérité ou le coupable, mais pour écrire un reportage sur l’amitié mystérieuse entre Marc, ancien technicien de la DCN, chargé d’aider les Pakistanais à construire les sous-marins, survivant de l’attentat, à qui il voue depuis l’enfance une admiration profonde, et Shaheen, l’ancien officier ingénieur de la marine pakistanaise que Marc était chargé de former, et qui n’a jamais accepté que la vérité ne soit pas mise à jour sur les vrais coupables de l’attentat. Tous deux partagent un amour de travail bien fait, une fierté ouvrière, de là est née cette amitié brisée par l’attentat. Du récit de cette amitié vont émerger des éléments de l’affaire. Une approche plus impressionniste donc pour Jef, qui s’accorde bien au flou des zones d’ombre, des zones d’ombre qui demeurent, dans la réalité aussi, jusqu’à aujourd’hui.
Bepolar : Parlons un peu de votre personnage principal, Jef, ami d’un des rescapés de l’attentat, jeune journaliste qui décide de mener l’enquête. Comment le voyez-vous ?
Olivier Truc : Jef est un jeune journaliste qui rêve de grands reportages. Il n’est pas - encore - taillé pour des enquêtes d’investigation sur des terrains dangereux. Il n’est pas sans quelques ressemblances avec moi-même, lorsque j’étais jeune journaliste à Montpellier et que je suis parti au Liban en pleine guerre civile. Une sorte de voyage initiatique pour un jeune journaliste. L’inexpérience de Jef est toutefois compensée par sa motivation, sa ténacité et la clarté de son ambition journalistique.
Bepolar : Vous l’emmenez et nous aussi dans la ville de Karachi. On croise des protagonistes des événements. D’abord comment vous êtes-vous imprégné de l’ambiance des lieux ? Et est-ce que c’est facile de jouer avec des personnages "réels" ?
Olivier Truc : Au cours de mes deux séjours à Karachi, je me suis imprégné de l’atmosphère de cette ville en ayant la chance d’être guidé par des Pakistanais qui ont eu à cœur de me faire découvrir l’envers de cette mégapole déconcertante. Seul, je n’aurais jamais pu en saisir le pouls tout simplement parce que je n’aurais pas pu me déplacer seul en sécurité. Je leur dois énormément. Et en dépit de la violence et de la pauvreté de cette cité, il en ressort une extrême humanité avec des personnages lumineux d’un courage exceptionnel qui m’ont beaucoup impressionné. La plupart des personnages du roman sont toutefois inventés pour les besoins de l’intrigue qui elle aussi est ma libre interprétation de la situation, d’où ce va-et-vient entre 2002 et 2022, entre Cherbourg et Karachi.
En l’occurrence, pour éviter d’être écrasé par des personnages réels dont je m’inspirerais trop et qui regarderaient par-dessus mon épaule ce que j’écris, j’ai fait le choix de m’en détacher complètement en inventant des personnages, mais qui tous incarnent à leur manière l’affaire et Karachi.
Bepolar : Le roman vient de sortir. Comment vivez-vous ce moment où les lecteurs et lectrices s’en emparent ?
Olivier Truc : Avec nervosité et curiosité. Avec le sentiment d’être allé au bout de ce que je souhaitais et pouvais faire. Avec un soulagement certain aussi après que des rescapés de l’attentat et parents de victimes m’ont confié ce qu’ils pensaient du roman.
Bepolar : Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous ?
Olivier Truc : Mes projets en cours sont nombreux et multiformes. Scénarios de bande dessinée, projets d’écriture de séries télé, préparation de reportages pour Le Monde, finition d’un polar à quatre mains avec l’écrivaine et journaliste espagnole Rosa Montero, avancement d’autres projets de romans qui murissent depuis plusieurs années, dont celui, prioritaire désormais, qui est le cinquième épisode des enquêtes de La Police des rennes.