- Réalisateur : Guillermo Del Toro
- Acteurs : Cate Blanchett, Rooney Mara, Bradley Cooper , Toni Collette
Quand Guillermo Del Toro fusionne les codes du thriller contemporain et ceux des films noirs de l’âge d’or hollywoodien, cela donne Nightmare Alley. Si la mise en scène impressionne, la structure manque parfois cruellement de liant et de consistance…
La dynamique du film noir couve depuis longtemps dans le cinéma de Guillermo Del Toro. Sous couvert de fantastique, le metteur en scène mexicain n’a cessé (ou presque) à travers ses personnages et œuvres - de Cronos à Crimson Peak en passant par Blade 2 - de cultiver une trajectoire résolument maudite, sinon inexorable. Une étape de plus dans ce processus est franchie avec Nightmare Alley, parangon de film noir. En une sorte d’hommage au genre fétiche de l’âge d’or hollywoodien, le réalisateur délaisse ainsi la fantasmagorie au profit d’un mysticisme angoissant, avec un protagoniste double cerné par la mort et le désespoir.
Nightmare Alley suit le parcours de l’étrange et envoûtant Stanton Carlisle, protagoniste dont le passé nébuleux distille à lui tout seul l’atmosphère énigmatique du film. Souriant, charmeur et intelligent, Stanton séduit à force de rodomontades quelques-uns des membres éminents d’un cirque itinérant. Il fait bientôt sien les dons d’un vieux mentaliste et berce d’illusions la belle Molly, prestidigitatrice. Très vite, le couple file à New York pour divertir et embobiner la haute bourgeoisie. Ivre de succès et de pouvoir, Stanton échafaude une arnaque pour escroquer quelques puissants notables new-yorkais. Avec l’aide d’une psychiatre aussi vénéneuse qu’ensorcelante, le pseudo mentaliste se rêve déjà au sommet. Mais ne risque-t-il pas de se brûler les ailes ?
N’en déplaise à sa structure ouverte, avec d’un côté une première partie au sein d’un cirque itinérant façon Freaks (Tod Browning, 1932) et de l’autre une seconde partie exclusivement urbaine, Nightmare Alley s’apparente à un film à dispositif. La matrice de ce long-métrage s’avère en effet circulaire, avec un début et une fin pratiquement concomitantes. Comprendre : le passé et le présent n’existent pas vraiment ici en y réfléchissant. Ces derniers semblent remplacés symboliquement par une strate temporelle courbe et qui se répète inlassablement. Ainsi, la fin du film pourrait n’être qu’un miroir de son ouverture, comme par exemple dans l’excellent Mother ! (Aronofsky, 2017). Sorte de juxtaposition du tableau de Hopper “Maison près de la voie ferrée” (1925) et de la toile “Christina”s World” d’Andrew Wyeth (1948), le début de Nightmare Alley donne à voir une demeure en flamme isolée dans un champ. Quelques secondes plus tôt, à l’intérieur, Stanton a enfoui un corps mystérieux avant d’y mettre minutieusement le feu. Tout le film repose sur ce motif inquiétant, sans arrêt revécu en flashback par l’antihéros.
De sorte que par-dessous le sourire presque irrésistible de Stanton, se cache donc littéralement un cadavre. On comprend mieux dès lors l’obsession absolue du personnage pour le simulacre et le mensonge, qu’il cultive avec un perfectionnisme maladif. Pour lui, rien ne saurait différencier la scène de ses spectacles de leurs coulisses. Cette mystification (qui rend possible son équilibre, son charme, comme son avenance) lui permet de tenir bon, de dépasser sa culpabilité et de se convaincre aussi lui-même de son droit à l’existence. Pour personnifier ce doute latent, Guillermo Del Toro mise sur une photographie très baroque - Dan Laustsen, fidèle collaborateur du Mexicain, brille souvent -, de même que sur des mouvements de caméra très organiques (steadicam), avec beaucoup de fluidité. En ressort une sensation de l’ordre du rêve et du cauchemar mêlés. Comme une horlogerie secrète qui se déploie implacablement, à la façon des plans du génial Vittorio Storaro dans Wonder Wheel (2017) de Woody Allen. Reste que toute cette belle machinerie, qui renvoie d’ailleurs à l’illusion que poursuit inlassablement Stanton, sonne malheureusement creux.
Car malgré ses superbes images, son intrigue plutôt intéressante et ses acteurs talentueux (Bradley Cooper, Rooney Mara, Toni Collette, Cate Blanchett, Willem Dafoe, Ron Perlman, Richard Jenkins…), ce onzième long-métrages de Guillermo Del Toro laisse un sentiment mitigé, voire très décevant. En dépit d’un mystère initié dès le premier plan, on ne se prend d’aucune passion pour la trajectoire (forcément fatale) de Stanton. Trop artificiel dans son jeu - et quand bien même cette composante synthétique fait partie intégrante de son personnage -, Bradley Cooper ne permet aucun dérèglement, ne répand aucun frisson. Même une fois son passé trouble résolu et dévoilé, le spectateur reste de marbre. Seule Rooney Mara, toujours multiple à travers ses sentiments fluctuants, suscite parfois de réelles émotions - la séquence nocturne du jardin, notamment, est saisissante. Mais toute la structure de Nightmare Alley, trop prisonnière de son dispositif et de sa schématisation, souffre de la même pathologie : une beauté malade pétrifiée comme une statue.
Le film est-il miné par ses ambitions démesurées (ranimer le film noir hollywoodien, s’imposer comme un chef d’oeuvre…) ou bien présente-t-il l’un des symptômes contemporains les plus courants de l’industrie du cinéma et des séries : celui de la belle coquille vide ? Un peu des deux à la fois, sans aucun doute. Trop caricaturale, l’écriture des protagonistes ne justifie en tout cas pas suffisamment la débauche visuelle de Nightmare Alley, ni ses mouvements opératiques en grande pompe. Reste que ce manque général de profondeur ne fait pas du film un nanar. Ce dernier dispose en effet de qualités bien supérieures à la moyenne, avec un pessimisme passionnant parfois. Mais on attend bien plus de Guillermo Del Toro, dont le souffle épique et romantique retentit habituellement avec plus de densité et de spontanéité - La Forme de l’Eau en témoigne. Sans réinventer ni ressusciter le film noir, Nightmare Alley constitue donc une très belle vitrine, à défaut de procurer un trouble authentique.
Nightmare Alley est l’adaptation du roman Le Charlatan, écrit par William Lindsay Gresham en 1946. Ce livre avait déjà déjà été porté à l’écran en 1947 dans un film éponyme réalisé par Edmund Goulding, avec Tyrone Power en rôle-titre.