- Auteur : Michaël MENTION
- Editeur : Belfond
L’auteur revient sur l’écriture de son formidable roman !
Michaël Mention est une voix très intéressante du polar. Après notamment Power et De Mort Lente, mais aussi Dehors les chiens ou Jeudi noir (entre autres), il a publié il y a quelques semaines Les Gentils, un roman en forme de vengeance pour un père qui a perdu sa fille. Il a accepté de répondre à nos questions.
Bepolar :Les Gentils, c’est la quête d’un père pour venger sa fille. Comment vous est venu l’idée de ce roman ?
Michaël Mention : Il y a sept ans, peu après la naissance de ma fille. J’étais si heureux, j’ai découvert à la fois l’émerveillement d’être père et l’angoisse de perdre ce bonheur-là à cause d’un accident, d’une maladie. Ces pensées ne m’empêchaient pas d’être heureux, mais elles prenaient néanmoins de plus en plus de place… et lorsqu’une pensée vire à l’obsession, c’est le moment d’écrire.
À l’époque, j’ai eu l’envie d’écrire une sorte de « déclaration d’amour » adressée à ma fille, en évitant le cliché de l’autofiction nombriliste qui pourrit le paysage littéraire depuis trop longtemps. Après des romans choraux avec plusieurs sous-intrigues, je voulais revenir à une trame épurée, centrée sur un seul personnage. Les étapes du récit sont venues très vite jusqu’à l’image de fin, et je me suis lancé, mais écrire sur le deuil était trop difficile, alors j’ai laissé tomber et suis passé à Power, en sachant que je finirai un jour par me replonger dans cette vengeance-là. Puis, il y a deux ans, j’ai traversé une crise personnelle où j’ai saturé de beaucoup de choses, j’avais même arrêté d’écrire jusqu’à ce que cette décision me rende encore malheureux… alors, je me suis remis sur les rails, et cette fois-ci, la tonalité du récit s’est imposée d’elle-même, l’écriture était fluide, imprégnée de mon amertume et de mon introspection. Bref, Les Gentils est un roman qui revient de loin, comme moi.
Bepolar :On sent que le père est à la dérive, se substituant à la police. Vous vouliez un héros qui se perde en quelque sorte ?
Michaël Mention : Franck n’est pas un héros, ni un anti-héros : il n’incarne que lui-même et c’est déjà bien assez lourd pour lui. C’est un citoyen lambda, tout ce qu’il y a de plus commun, plongé dans un contexte qui le dépasse et le confronte à ses valeurs, ses certitudes. En écriture, si tu triches, le lecteur le sent de suite, et plus encore que pour mes romans précédents, j’ai compris qu’il fallait que j’aille creuser au plus profond de moi pour que Franck prenne vie. Sa nostalgie, ses échecs, ses petites lâchetés sont les miennes, et le récit avait besoin de cette authenticité.
Quant à la police, je voulais l’expulser dès le premier chapitre pour être totalement libre dans le récit : quand tu écris sur les flics, tu te dois d’être réaliste sur le déroulement d’une enquête, il y a les procédures, l’aspect bureaucratique etc, et si tout ça peut être intéressant à traiter, ça limite aussi ton imagination. Là, je voulais un récit protéiforme : Les Gentils est un mélange de chronique sociale, de polar, de survival, de récit initiatique et de roman d’aventure. Ces différents univers induisaient une écriture organique, parfois sèche, parfois lyrique, adaptée au chaos intérieur de Franck. Il fallait aussi le traitement le plus intimiste afin que le lecteur l’accompagne, comme posé sur son épaule, et qu’il vive au plus près chaque angoisse, chaque feuillage à repousser dans la jungle.
Bepolar :Pourquoi l’avoir placé dans les années 70 ? Et comment avez-vous travaillé pour reconstituer l’époque ?
Michaël Mention : Dans Power, j’avais abordé les grandes utopies de la fin des années 60, toute cette ébullition révolutionnaire avec les Black Panthers, les étudiants, les féministes, les gays. Une période exaltante de l’histoire contemporaine, d’autant plus passionnante qu’elle a eu ses revers les plus amers. Je suis né en 79, j’ai grandi dans les désillusions de l’ère Mitterrand, et c’est sans doute pour ça que j’aime autant le roman noir : c’est la littérature de l’humain dans ce qu’il a de moins reluisant, de plus ambigu, de plus touchant aussi. J’écris le plus souvent sur les époques charnières, un terreau romanesque où les véritables enjeux se révèlent, où la « petite histoire se mêle à la grande Histoire », comme on dit. Et là, à travers la secte de Jim Jones, j’avais la possibilité d’évoquer la dérive tragique des grandes utopies humanistes des années 60. Les Gentils est un roman sur la fin de l’amour, sous toutes ses formes. Le reste n’est que de la documentation pour retranscrire - de l’intérieur - un processus d’embrigadement.
Bepolar :Votre héros est disquaire et la musique est très présente tout au long du récit. Vous aviez envie d’une sorte de bande son ? Est-ce que c’est aussi une forme de connivence avec le lecteur ?
Michaël Mention : J’ai découvert AC/DC, Police et Deep Purple quand j’avais 11-12 ans, et ça changé ma vie : depuis, je vis en musique les ¾ du temps. Difficile d’exprimer une passion, mais en guise d’exemple, je peux te donner celui-ci : ma fille me dit souvent « Papa, arrête de fredonner ! » alors que je ne m’en rends même pas compte. Je marche en musique, je fais le ménage en musique, je lis en musique, j’écris en musique : c’est une énergie qui m’accompagne et rythme chacun de mes romans, mais il est vrai que cette fois-ci, je voulais donner chair à ma mélomanie. Franck est donc disquaire, à l’image de ceux que je côtoyais quand, ado, j’explorais les bacs à vinyles du Cours Julien. Cette ambiance de passionnés, de fans de rock aux cheveux gras et aux milliers d’anecdotes de concerts, j’ai toujours aimé ça et je me suis dit que cela apporterait un peu d’humanité dans cette histoire si sombre.
La musique est omniprésente dans mes romans, elle m’inspire des phrases, des chapitres entiers. C’est souvent un riff, un rythme de batterie ou autres. Par exemple, chaque fois que j’écoute Love On The Beat, la ligne de basse - répétitive, synthétique - m’inspire une sorte de cave avec des néons rouges. La même image, systématiquement. Pareil pour Pigs de Pink Floyd (sur l’album Animals que je recommande vivement), qui m’inspire toujours quelqu’un perdu au milieu d’une foule. Des années que j’ai ces deux visions, et peut-être qu’un jour, ces images se retrouveront sur ces musiques-là dans des prochains romans. En ce moment, je redécouvre Radiohead et, là aussi, il y a de quoi être inspiré.
Bepolar :On part dans un grand road trip jusqu’en Amérique du sud. Comment travaillez-vous vos romans ? Vous êtes de ces auteurs qui ont un plan bien précis en tête ?
Michaël Mention : Longtemps, j’ai eu besoin d’avoir le plan entier avant de me lancer, car j’avais peur de me planter. Maintenant, dès que j’ai les grandes lignes, je fonce. T’as beau avoir un plan, de nouvelles idées viennent s’y greffer en cours de route. Plus Franck progresse, plus il sème la mort. C’était l’un de mes axes de départ, et je l’ai poussé à l’extrême pour voir jusqu’où les lecteurs seraient prêts à me suivre. Je pense notamment à deux ou trois personnages, les rares à être gentils, qui se font dézinguer subitement : ce que j’appelle « des morts connes et injustes », comme il s’en produit parfois lors d’une partie de chasse. D’autres éléments sont inspirés directement de mon quotidien. J’écris souvent dans une brasserie vers Gare du Nord, un quartier avec beaucoup de toxicos, et je suis comme la plupart des gens : ça ne m’empêche pas de dormir, mais cette détresse me touche et persiste quelque part dans mon esprit. Alors, puisque je ne peux rien y changer, ou que je n’ai pas le courage de tout plaquer pour essayer de sauver ces gens, je parle d’eux et de leur détresse dans mon roman. C’est le moins que je puisse faire.
Plus j’avance dans le temps et plus je me dis que l’essentiel, c’est l’écriture, « la voix » du récit. Je viens de découvrir Colette, un véritable choc (comme l’ont été Céline et Lavilliers), et son écriture pourrait tout me faire gober tant elle est raffinée, incarnée. J’ai lu tant de bouquins avec des intrigues bien huilées mais racontées à la truelle, sans style, sans la moindre dérision… Les Gentils a beau être sombre et poisseux, je me suis fait plaisir avec l’ironie, les punchlines, les jeux de mots puérils : sans ces quelques traits d’humour, le roman n’aurait pas la même tonalité. Quand ton bouquin sort, on te parle généralement des moments phares, et c’est normal, mais je suis de plus en plus convaincu que ce qui donne vie à la globalité d’un récit, ce sont les petites touches stylistiques, les petits détails. Comme ce passage où Franck se retrouve face à des agresseurs : l’un d’eux resserre ses doigts sur le manche de sa machette et ça produit un son infime, qui se mêle aux sonorités de la jungle. Cette seconde-là, j’ai passé plusieurs soirs à la peaufiner, car je savais que la dramaturgie de la scène dépendrait de ce type de détails.
Bepolar :Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous ?
Michaël Mention : Pour la première fois, l’un de mes romans paraît sans que j’en aie débuté un nouveau. J’aimerais te dire que j’en profite pour me reposer, mais ce n’est pas le cas : en plus du boulot, je suis une formation qui me prend beaucoup de temps. Ces derniers mois, j’ai lu des docs sur les cabinets de conseil, les masculinistes d’extrême droite, des sujets passionnants mais que je n’ai pas forcément envie de traiter. Il y a les sujets intéressants et ceux qui le sont au point de t’inspirer un récit. Alors, je lis beaucoup, je me laisse un peu vivre en attendant une idée de roman. De toute façon, le prochain est déjà prêt, il s’intitule De Mort Lente, c’est une reparution prévue chez Belfond en 2024. Et j’ai hâte.
MENTION Michael (c) Chloé Vollmer-Lo pour Belfond