Bepolar : Comment est née l’idée de ce roman ?
Victoire Pigaglio : Il y a quelques années, j’avais écrit une nouvelle pour un concours dans le cadre d’un festival de littérature noire, une histoire de drame familial qui se situait dans le Paris de la seconde moitié du 20ème siècle. Cette nouvelle avait été récompensée du 1er prix. Elle me tenait à cœur car j’y avais recréé l’ambiance de mon enfance. Je l’ai donc reprise pour l’étoffer, y ajouter des détails que je jugeais importants et en consolider la trame. C’est de là que vient ce roman.
Bepolar : On y suit Isabelle, fille d’une famille immigrée italienne installée à Paris. Qui est-elle à l’ouverture du roman ? Comment la voyez-vous ?
Victoire Pigaglio : C’est une petite fille qui vit dans une famille d’un milieu modeste. Abreuvée par les récits de son père, fervent admirateur de Garibaldi, elle a l’âme d’une pasionaria. Elle est entourée d’une certitude : rien ne peut lui arriver puisque l’amour des siens est constant. Malgré son jeune âge, elle ne rêve que de conquêtes. Elle est déterminée à enchanter le monde. Ce monde qui va basculer et qui va tout bouleverser.
Bepolar : Parlez-nous un peu de l’ambiance fantasmée du départ. Une famille qui semble unie, avec les grands parents juste à côté et des vacances en Bretagne...
Victoire Pigaglio : Isabelle croit dur comme fer que ce qu’elle voit, ce qui l’entoure, ce qu’elle vit, est la réalité : tout y est simple et source de joie : les cousins/cousines, les jeux sur la plage, les repas en famille ponctués de douceurs italiennes... Mais ce que cette petite fille ne réalise pas, ce sont les failles qui se cachent derrière ce tableau idyllique, symbolisé par le mur qui la sépare de l’appartement de ses grand-parents, cette cathédrale des souris qui finira, comme la famille, par s’effriter.
C’est le monde de l’enfance qui est en jeu. La bascule vers le drame y sera d’autant plus douloureuse que cette image du bonheur va être remise en question au fur et à mesure qu’Isabelle va grandir. La transition entre l’enfance et l’âge adulte est toujours difficile ; dans le cas d’Isabelle, ce sera l’occasion de rebondir vers un avenir meilleur, ce qui ne sera pas le cas de son petit frère.
Bepolar : C’est l’histoire de cette famille qui vole en éclat. Qu’aviez-vous envie de raconter ?
Beaucoup de choses !
Victoire Pigaglio : Ce qui m’intéressait n’était pas seulement le drame mais tout ce qui tournait autour : les silences, les tensions, les non-dits, tout ce qui fait qu’une fissure qui apparaît sur un mur, pour on ne sait quelle raison, va s’agrandir.
Il y a aussi la fragilité des rapports familiaux, savoir si cet amour que l’on se porte est inconditionnel ou non. Que fait-on de l’héritage émotionnel ? Que fait-on des souffrances que l’on ressent et comment se répercutent-elles sur les générations à venir ?
Et puis il m’a semblé important de parler du passage à l’âge adulte, cette charnière qui est ressentie de façon tellement différente d’une personne à l’autre.
J’avais aussi envie de raconter cette époque, avec ces marqueurs indélébiles qu’ont été Mai 68, les premiers pas sur la Lune, Woodstock, la « révolution » sexuelle, cette époque aussi où la femme était encore reléguée aux fonctions domestiques.
Et enfin, et peut-être surtout, je voulais parler de jalousie, de possession, de ce désir maladif de s’approprier les autres êtres humains en faisant abstraction de la blessure que l’on provoque. Tout peut dévier sur un malentendu, un mot jeté avec maladresse, un vécu aux limites intransigeantes.
Bepolar : La narration est à hauteur d’Isabelle. Pourquoi aviez-vous envie de nous la raconter par ses yeux ?
Victoire Pigaglio : Parce que j’ai eu les siens et que ça m’a paru comme une évidence. Explorer ce moment où l’insouciance laisse place à des événements brutaux ou à des incompréhensions, était nécessaire. Faire raconter cette histoire par un ou une adulte aurait manqué, à mon sens, de cette innocence à la fois naturelle et lumineuse.
Bepolar : Le roman est court. Vous souhaitiez une histoire qui attrape rapidement les lecteurs et lectrices ?
Victoire Pigaglio : Oui, je voulais une histoire qui aille à l’essentiel, je voulais que le lecteur soit dans l’urgence, qu’il ressente ce bouleversement en même temps qu’Isabelle. Parfois, la brièveté donne plus d’impact : chaque mot compte, chaque scène marque. J’aime l’idée d’un roman qui se lit d’une traite, qui laisse une empreinte forte et immédiate.
J’aime cette frontière entre le réel et l’imaginaire
Bepolar : Sur le site de votre éditeur, il est noté que vous même êtes issue d’une famille italienne. Quelle est la part de vos souvenirs dans ce roman ?
Victoire Pigaglio : Même si ce n’est pas autobiographique (heureusement !), il y a une très grande part de souvenirs : Colombes, les vacances avec les cousins, cette anguille qui gigote dans l’évier, cette foutue frite qui m’a été honteusement dérobée. Mon adolescence, aussi, y est racontée sans beaucoup de diversions par rapport à la réalité. J’aime cette frontière entre le réel et l’imaginaire, cette façon dont nos mémoires nourrissent une histoire sans pour autant qu’elle soit une autobiographie.
Et pour ce qui est de mes racines italiennes, ma grand-mère a ajouté son grain de sel à tout cela. C’était une femme qui faisait très souvent référence à son Piémont natal, dans ce hameau de Pratolungo où elle a vécu, entre le ramassage des châtaignes et la garde des chèvres, sur fond de croyance en les masché (les sorcières), pour finir par la traversée des Alpes, à pieds dans le froid et la neige afin de fuir l’Italie de Mussolini.
Bepolar : Maintenant qu’il est sorti, qu’est-ce que vous avez envie de faire ? Vous travaillez déjà sur une autre histoire ?
Victoire Pigaglio : Oui, je travaille actuellement sur un nouveau roman : « Coule le sang des géants » où l’on se retrouve un siècle en arrière, dans le Piémont du 19ème siècle. Une époque et un lieu chargés de mystère, notamment en raison de la place des croyances, des superstitions et de la figure des sorcières, à mi-chemin entre peur et fascination. Ce sera une ambiance très différente, mais toujours avec ces destins marqués par les tensions familiales et sociales, et par ce que l’on transmet, ou ce que l’on tait.