- Auteurs : P-D James, Daphné Du Maurier
"Emma" de Jane Austen est l’un des textes fondateurs du polar moderne
Jane Austen passe pour être une figure tutélaire du polar, et tout particulièrement du « polar féminin » (on aimerait bien que quelqu’un nous explique en quoi cela consiste, mais passons).
Cette réputation, elle le doit largement à une œuvre, Emma, parue en 1815. Un roman, qui, clin d’œil du destin, ne choisit pas vraiment son genre, entre roman réaliste, de mœurs, roman d’apprentissage... et roman à énigmes ! Une œuvre publiée anonymement, comme un écho aux difficultés historiques qu’ont les auteures à faire reconnaître leur travail.
Ce texte est pourtant l’un des plus marquants de la littérature anglo-saxonne puis mondiale, l’un des plus lus encore aujourd’hui. On ne compte plus les auteurs avouant son influence fondamentale dans leurs propres écrits, notamment en polar, à commencer par Daphné du Maurier ou P.D. James.
L’histoire d’Emma est à la fois banalement simple et bien plus profonde qu’elle n’en a l’air, un vrai polar à énigme. Son intrigue pourrait se résumer ainsi : dans la proche campagne londonienne, une jeune fille de bonne famille, Emma Woodhouse, belle de corps et d’esprit, s’imagine faiseuse de couples et découvre, au fil de péripéties typiques de la vie de la classe provinciale aisée anglaise sous la Régence, les mystères de la vie et des sentiments, jamais aussi simples que les apparences peuvent le laisser supposer.
Certains critiques affirment, à raison, que ce roman est un « roman policier sans meurtres », d’autres que c’est un « roman policier sans détective », ce qui est totalement faux : Emma enquête sur ses sentiments et le lecteur, outre le processus d’identification, s’efforce de démêler le vrai du faux. Dans tous les cas, c’est souvent après une relecture qu’on peut pleinement apprécier et comprendre ce roman, ce qui en fait le grand ancêtre du roman policier.
On y trouve en effet tous les ingrédients qui feront le succès du polar moderne : intrigue quasi policière, fausses pistes, devinettes, charades, énigmes, indices disséminés, narrateur non fiable en la personne d’Emma, qui ne voit que ce que lui dictent ses sentiments, mettant ainsi son lecteur sur de fausses voies.
L’œuvre est pleine de mini-énigmes disposées avec malice par la brillante Jane Austen : c’est notamment le mystère autour d’un piano-forte livré sans que le commanditaire dévoile son identité, mettant en émoi toute la communauté, et des dialogues qui ne livrent leurs sens réels qu’une fois toutes les positions des personnages bien établies. Emma, qui essaie de démêler l’écheveau des sentiments des autres, voire de les manipuler, se trouve très souvent prise à son propre jeu, celle de la confusion des sentiments.
Devinettes et charades ont une valeur symbolique, car ils donnent souvent lieu à des quiproquos et des incompréhensions entre personnages. Dans le même genre d’idée, les noms de nombreux personnages et lieux semblent avoir une signification cachée que seule une lecture attentive (et la traduction de l’anglais) permettent de bien saisir.
Suffisant pour en faire le grand roman qui aurait inspiré de nombreux polars ? Si on ajoute la maîtrise du style indirect libre d’Austen, marque de modernité et de nombreux polars, une critique sociale tout en nuances et subtilités (sur les conventions sociales, les classes sociales ou la condition des femmes), un art certain de la malice, de la dissimulation et de l’ironie, assurément. Il est d’ailleurs assez étonnant de lire que ce livre a fortement influencé les « polars psychologiques féminins » quand on sait qu’Austen faisait de ses romans des critiques acerbes des « romans sentimentaux » qu’il était de bon ton de lire pour les « ladies » de son époque.
Emma est surtout le roman de la profondeur et de la complexité des sentiments, de la quête que nous menons tous pour donner un sens à notre vie. La plus belle des enquête, en somme.