Bepolar : C’est le retour de l’inspecteur de police Lotfi Benattar. Comment pourriez-vous nous le présenter ? Et qui est-il pour vous, quels sont vos liens avec ce personnage récurrent ?
Ahmed Tiab : Le personnage de Lotfi apparaissait déjà dans mon premier roman Le Français de Roseville, où il devait prolonger en France l’enquête cold case commencée dans le quartier de la Marine d’Oran. C’est une personnalité transgressive : flic, maghrébin et homosexuel. Il est issu d’une famille plutôt conservatrice et cela m’autorise la critique des blocages culturels et religieux qui ont la peau dure au sein des communautés maghrébines. Je voudrais le mettre face aux contradictions identitaires nombreuses en France, notamment afin de soulever des questions liées à l’islamisme. Le premier opus de ce spin-off est intitulé Pour donner la mort, tapez 1. Son amant Franck est flic également. Les deux hommes enquêtent sur une bande de radicalisés à Marseille et se trouvent confrontés par ailleurs à l’incompréhension de la mère du premier et de la fille du second.
Je m’y suis attaché, d’autant plus que j’en ai fait une sorte de personnage insolite, une créature cassée, rendue à une société peuplée de détraqués. Dans mon dernier polar, il évite surtout de se reconstruire et semble s’acharner à vouloir à nouveau rencontrer ceux qui ont fait son malheur, peut-être pour en finir une bonne fois.
Bepolar : Il est question d’un centre de déradicalisation dans le Morvan, avec des disparitions inexpliquées. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire cette histoire ? Et comment avez vous abordé ce sujet ?
Ahmed Tiab : Je m’intéresse au concept de déradicalisation. La plupart des centres ont été ouverts en province et particulièrement au vert. L’irruption d’un phénomène typiquement « urbain » dans un monde rural agité par d’autres problématiques me semblait constituer un excellent prétexte pour raconter une histoire. J’aime les antagonismes inopportuns. Venant d’un pays qui a vu les islamistes arriver aux portes du pouvoir, j’ai un point de vue sur la question que je voulais partager en filigrane dans ce livre. J’ai vu également l’opportunité de remettre en selle le personnage de Lotfi et raconter un processus de reconstruction/métamorphose car après l’avoir décrit comme beau et amoureux, il revient de sa longue convalescence amoché, bancal et sans attache sentimentale.
Bepolar : Justement à propos du Morvan, pourquoi le choix de cette région et a-t-elle influencé l’écriture ?
Ahmed Tiab : La météo. Il fallait que je noie cette histoire dans le brouillard, et les statistiques sont redoutables : c’est la région de France où il y a le plus de jours de brume par an. Je sais que ça manque de poésie, mais je fais dans le noir, désolé.
Bepolar : Vous dénoncez aussi l’extrême droite et sa prolifération. Est-ce qu’on peut dire que c’est un roman "engagé" ?
Ahmed Tiab : J’engage souvent une idée dans un roman. Dans les précédents polars je dénonce les mœurs moyenâgeuses imposées par un régime de malfaiteurs corrompus en Algérie. S’engager contre l’extrême-droite – et tout autre extrême d’ailleurs – devrait être de salubrité publique. Je classe ces mouvements au plus haut degré de toxicité. Bien sûr, il y a tout un nuancier derrière. Oui, s’engager contre la bêtise et l’ignorance, c’est l’idée. Dans ce bouquin, je mets face-à-face deux extrêmes droites (et oui, les islamistes sont d’extrême-droite) qui partent chacun pour une forme de djihad. Les uns en protecteurs des chrétiens d’occident, les autres en protecteurs des musulmans. Une forme de croisade moderne qui préfigure un autre combat latent et insidieux de ceux qui veulent imposer une guerre de civilisations (je déteste ce terme) sur des terres pacifiées, démocratiques et laïques. Sinon l’engagement dans le strict sens politique n’est pas pour moi, je veux être libre de changer d’avis moi aussi car les politiciens ne s’en privent pas.
Bepolar : Qu’aimeriez-vous que les lecteurs et lectrices retiennent du livre une fois leur lecture terminée ?
Ahmed Tiab : Un bon moment de lecture et l’envie de jeter un coup d’œil aux autres livres. Peut-être envisager un point de vue sur des sujets auxquels ils n’avaient pas d’idée mais ce n’est pas obligé.
Bepolar : Quels sont vos projets. Sur quoi travaillez-vous ?
Ahmed Tiab : Mon prochain roman paraîtra dans la collection blanche début 2023. Ce sera mon second en littérature générale (après Vingt stations). Il sera question d’une veuve, cinquantenaire, qui fait un road trip initiatique, dans une vieille bagnole, sous forme de thérapie. Aujourd’hui, je rédige mon 9ème bouquin, un polar assez déjanté dans lequel je compte bien faire intervenir Lotfi Benattar.