- Réalisateur : Jérémie Guez
- Acteurs : Wael Sersoub, Tugba Sunguroglu, Arben Bajraktaraj
Le romancier et cinéaste Jérémie Guez livre, avec "Kanun, la loi du sang", un thriller aussi passionné qu’implacable et expérimental. Où violence et fatalité coudoient tant l’amour que la poésie.
Lorik a quitté son Albanie natale pour fuir une vendetta. À Bruxelles, il torpille sa jeunesse en travaillant pour un clan mafieux aux méthodes peu équivoques… Jusqu’au jour où il tombe amoureux de Sema, jeune turque étudiante aux Beaux-Arts. Tandis qu’il fantasme l’histoire d’amour, un homme dont le père a été abattu par un membre de la famille de Lorik réclame, selon les règles du Kanun, que sa dette soit payée par le sang : celui de Lorik.
Pour sûr, il y a du cinéma dans "Kanun, la loi du sang", duquel jaillissent continuellement d’authentiques envies et désirs de septième art. Tiraillé entre cinéma de genre et d’auteur – faut-il seulement distinguer les deux ? –, entre la spontanéité frénétique et la contemplation méditative, le film à la fois s’épanche et déborde pour distiller son propre univers, pour articuler ses propres frontières. Un pied dans l’Albanie natale du personnage central, un autre à Bruxelles aux côtés des malfrats et petits trafics, "Kanun, la loi du sang" fait mine de sublimer le tragique pour mieux esquisser un mafia movie subtil et mélancolique. Tantôt semble s’insinuer l’avatar du cinéma social, par exemple dans le tableau cosmopolite et désenchanté de la capitale de l’Europe. Tantôt le long-métrage prend des airs de conte et de romance impossibles, hanté qu’il se révèle par la fougue nonchalante de Lorik, par la liberté frondeuse de Sema.
Tout en se conformant aux règles classiques du film de gangsters – le territoire de la mafia, ses rivalités, ses transactions –"Kanun, la loi du sang" les redessine et les triture pour sonder en premier lieu ses personnages et les transcender. Lorik, Sema, Aleks… ces gueules plus vraies que nature, à la fois attachantes et crispantes – entières, donc -, apparaissent enluminées par la mise en scène. Délicatement cadrés et filmés, les protagonistes évoluent souvent dans un clair-obscur symbolique, pas si éloigné de l’esprit des néons post-giallo d’un Nicolas Winding Refn ("Drive", "The Neon Demon"…). D’ailleurs, comme chez Refn ou encore Melville (tendance "Le Samouraï") et ses descendants John Woo ("Le Syndicat du crime"), Tsui Hark ("L’Enfer des armes") ou autre Kim Jee-Woon ("A Bittersweet Life"), "Kanun, la loi du sang" substitue souvent le silence à la parole. C’est là toute la singularité du long-métrage, qui choisit quelquefois délibérément le mutisme et le minimalisme, quelque part dans le sillage hérité des Kurosawa, Ozu et Mizoguchi. Lorik, ou notamment le père de Sema, incarnent du reste cette indolence et en creux cette dimension nihiliste où l’on accepte résolument et dignement la fatalité.
Mélange extravagant de violence et de poésie, "Kanun, la loi du sang" contient tous les ingrédients du film noir, qu’il malaxe à l’envie : un antihéros condamné par la fatalité, une anti femme fatale, une simili malédiction mais déjouée par l’amour… Le réalisateur Jérémie Guez s’extraie de la sorte en partie du genre, continuant d’explorer comme avec son film "Sons of Philadelphia" la difficulté d’échapper aux déterminismes affectifs et culturels. Pour autant, rien ne compte peut-être au fond davantage dans "Kanun, la loi du sang" que la rêverie, le lyrisme et une certaine idée de l’expérimental. Avec ses plans caméra à l’épaule pointillistes, son montage métronomique, sa colorimétrie expressionniste, ses changements de rythme entre apesanteur et brutalité, le film exsude une identité remarquable et buissonnière. Autant d’aspérités qui se refusent fermement à tout formatage et toute standardisation. Certaines séquences nocturnes rappellent même quelques-uns des passages les plus délirants de "The Murderer" (Na Hong-jin, 2010).
Élément non négligeable pour donner corps à ce polar partagé entre épure et déflagration, la musique joue quant à elle la carte des polars de Friedkin des années 70-80. Il y a dans ces effluves électro bien planantes un semblant du Tangerine Dream du "Convoi de la Peur" (Friedkin, 1978). Exhalaisons musicales quasi expérimentales dont émerge une dynamique presque mystique. Pour tout cela et pour bien d’autres raisons encore, le mélange de classicisme et d’étrangeté de "Kanun, la loi du sang" vaut son pesant d’or. Le réalisateur Jérémie Guez démontre en tout cas avec sincérité, quitte à prendre des risques et à friser l’audace, que son cinéma inspiré demeure bel et bien à suivre.
"Kanun, la loi du sang" sort en salles le 7 décembre 2022.