- Editeurs : Editions Gallimard, Editions Joseph K
Professeure de littérature française et boulimique de lecture, Marie-Eve Therenty nous parle polar et fictionnalisation du fait divers !
En ce moment à la Bibliothèque des Littératures Policières, le premier hebdomadaire sur les faits divers, Détective, s’expose pour le plus grand bonheur de tous les curieux. Professeure de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, spécialiste des rapports entre littérature et écriture journalistique au XIXe siècle et commissaire de l’exposition Détective (avec Amélie Chabrier), Marie-Eve Therenty revient sur cette fascinante revue, lancée par Gallimard au début du XXème siècle.
BePolar : Comment avez-vous découvert Détective ?
Marie-Eve Therenty : Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai louché enfant, sur le chemin de l’école, sur les gros titres de Détective devant les marchands de journaux : "Il tue ses parents, ses enfants et pour finir, il égorge son poisson rouge". Ce n’était pas le Détective sur lequel porte notre exposition d’ailleurs mais son successeur, beaucoup plus trash.
Depuis quand vous intéressez-vous à l’histoire cette revue et qu’est-ce qui vous a poussé à y consacrer une exposition ainsi qu’un ouvrage ?
Je m’interroge sur cet hebdomadaire depuis que j’ai découvert qu’il avait été créé par Gallimard à la fin des années vingt. Je travaille depuis longtemps sur les écrivains-journalistes et ce Détective avait une rédaction alléchante : Joseph Kessel, Carco, Mac Orlan, Simenon. Lorsque j’ai rencontré Catherine Chauchard, la directrice de la Bibliothèque des littératures policières, pour la première fois il y a quelques années et qu’elle m’a appris que la Bilipo avait une collection complète du journal et accessible, j’ai commencé à choyer l’idée d’étudier ce journal. Ensuite est venue l’idée de l’exposition, et du colloque puisque la numérisation permettait d’engager de nombreux chercheurs sur le corpus. Nous avons décidé de faire un catalogue quand nous avons compris que l’exposition n’épuiserait jamais le sujet.
« Le catalogue était une manière de replacer l’objet dans une histoire longue de la presse, du fait divers, de la littérature policière. »
Comment avez-vous décidé ce qui serait dans l’exposition, qu’est-ce qui la différencie du catalogue ?
L’exposition contient l’essentiel. Le catalogue était une manière de replacer l’objet dans une histoire longue de la presse, du fait divers, de la littérature policière. Nous avions envie de faire un objet à la fois grand public et nourri de notre savoir d’universitaires et d’historiennes de la presse. Le livre a bénéficié aussi du savoir-faire de l’éditeur Franck Lhomeau qui su tirer le meilleur effet des photographies extraordinaires de Détective. Il est un historien de la série noire et il a su composer un objet aussi esthétique que l’hebdomadaire. Cela fait vraiment un beau livre.
L’exposition se termine en avril à la BiLiPo, est-ce qu’on peut espérer sa pérennisation ?
L’exposition a déjà circulé, elle a été à l’université de Montpellier III et à l’université de Nîmes. Elle va sûrement être prolongée deux mois jusqu’à la fin mai à la Bilipo. Il est prévu qu’elle circule ensuite en Europe, d’abord sans doute à Bruxelles.
Vous vous intéressez à la fictionnalisation de la réalité, que pensez-vous de la façon dont est traitée l’actualité (criminelle) aujourd’hui ?
On parle beaucoup aujourd’hui de vérités alternatives et de fake news. Mais les fake news concernent d’abord les réseaux sociaux et généralement les médias traditionnels qui répondent à une déontologie bien définie, échappent à ce travers. Il ne faut pas confondre les fake news avec la fictionnalisation de l’information. D’abord, fictionnalisation de l’information ne veut pas dire mensonge ou fausseté. La fiction, écriture créative, peut être un moyen de mettre en évidence une vérité cachée.
Il existe une tradition d’écriture fictionnalisante de l’information que l’on peut repérer dans la presse française du XIXe siècle, dans le Détective des années trente, et dans le new journalisme américain. On trouve aussi cette écriture créative aujourd’hui dans certains blogs ou dans des mooks comme Feuilleton. Un certain nombre d’écrivains contemporains qui s’intéressent aux faits divers, comme Régis Jauffret ou Emmanuel Carrère, mobilisent également ce type d’écriture.
« Les grands faits divers sont une source effectivement inépuisable pour le polar. »
Quel est votre regard sur le genre policier ? Notamment sur les ponts qui existent entre la réalité et fiction ?
Les grands faits divers sont une source effectivement inépuisable pour le polar. Ils ont une propension à entraîner la déclinaison de nombreuses fictions dérivées. Ils ont le même potentiel fictionnel que les mythes. L’enlèvement du bébé de l’aviateur Lindbergh en 1932 a suscité par exemple l’écriture de dizaines et de dizaines de récits. Qui sait aujourd’hui que Tintin en Amérique d’Hergé est une réécriture de ce fait divers ?
Dans ces adaptations, on peut distinguer les versions qui mobilisent simplement un point de vue différent sur l’affaire, les emblèmes où le fait divers est convoqué comme paradigme (par exemple Along came a spider de James Patterson), et les suites contrefactuelles (par exemple Complot contre l’Amérique de Philip Roth). Ce qui est intéressant, c’est que les solutions les plus échevelées trouvées à l’affaire Lindbergh par la fiction (le complot allemand, la substitution d’enfants, la piste familiale) avaient toutes été suggérées par la presse de l’époque.
Êtes-vous vous-même amatrice de polars ? Avez-vous un livre qui vous tient à cœur ?
Je suis une boulimique de lectures. Donc j’avale aussi beaucoup de romans policiers. Mais mes livres préférés dans ce registre ne sont pas des polars au sens strict, ils relèvent de cette écriture fictionnalisante du fait divers dont nous parlions plus tôt. C’est De sang-froid de Truman Capote et L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. L’Adversaire, qui raconte l’assassinat par Jean-Claude Romand de toute sa famille après une interminable vie de mensonges est un chef-d’oeuvre.
* Détective fabrique de crimes ? par Amélie Chabrier et Marie-Eve Thérenty, éditions Joseph K, 2017, 194 p., 24 €.
* Exposition Détective à la BiLiPo, Paris Vème. Entrée libre, du mardi au vendredi de 14 h-18 h et le samedi de 10 h-17 h.
* Envie de lire Détective ? La revue est numérisée sur le portail des bibliothèques municipales spécialisées !