- Acteurs : Barbara Lennie, Eduard Fernandez
Ce whodunit dans un asile psychiatrique évoque forcément le thriller mental de Scorsese mais ne soutient que trop peu la comparaison. Reste toutefois un divertissement acceptable et, disons-le, en partie honnête.
Une détective privée prétendant souffrir de paranoïa se fait interner dans un asile psychiatrique dans le but d’éclaircir la mort énigmatique d’un autre patient. Mais une fois sur place, les choses se compliquent et différentes perceptions de la réalité se juxtaposent. Mais comment démêler le vrai du faux, comment distinguer le réel des illusions et impostures ?
Une héroïne ambiguë, fusion potentielle entre la femme fatale et la victime d’une possible machination, débarque dans un asile tentaculaire. Perdu au milieu de nulle part, avec ses hauts murs d’enceinte et non loin la mer à flanc de falaise, l’établissement psychiatrique semble tout droit sorti d’une toile du romantisme noir. En quelques plans d’ensemble vaguement symboliques, le décor et le paysage traduisent à eux-seuls l’enjeu du film : l’isolement, le mystère et un désordre mental latent présumé qu’il s’agira le cas échéant de démêler. Or, lorsque la protagoniste centrale Alice Gould se présente comme une détective privée, le doute n’est plus permis : "Les Lignes courbes de Dieu" se glisse sciemment et indiscutablement dans les pas de "Shutter Island", le film adapté du célèbre roman de Denis Lehane. À ceci près que le film s’avère lui-même tiré d’un best-seller éponyme de 1979 (« Los renglones torcidos de Dios », de Torcuato Luca de Tena).
Un scepticisme peut dès lors envahir le spectateur : cette analogie évidente avec le thriller mental de Martin Scorsese, a fortiori lorsqu’on en connaît la fin, ne risque-t-elle pas de priver "Les lignes courbes de dieu" de son suspense, d’émousser sa substance et au final de limiter son intérêt ? La question reste longtemps suspendue mais ne dispense pas le film de la comparaison. Et sur ce point, ce quatrième long-métrage d’Oriol Paulo fait fatalement pâle figure. La réalisation et la photographie de "Les lignes courbes de dieu" apparaissent convenables, ce qui n’est pas le cas de la mise en scène qui demeure très en retrait. Un manque de personnalité et de relief qui trouve un écho patent au regard des conventions narratives et formelles stéréotypées du long-métrage.
Moins tortueux et torturé que "Shutter Island", beaucoup moins bien écrit aussi, sans son double-fond historico-psychanalytique et préférant les archétypes aux allégories, "Les lignes courbes de dieu" ne prétend pas incarner autre chose qu’une œuvre à suspense routinière. Tout, jusqu’à sa direction d’acteurs artificielle jusqu’au bout des ongles, donne au film une tonalité affectée et fabriquée. Quelque chose dans le jeu des comédiens, même celui du rôle-titre incarné par Bárbara Lennie, provoque un étrange sentiment d’affectation voire d’amateurisme. Chose bien étonnante quand on connaît la trajectoire de l’actrice principale, aussi bien révélée précédemment par Pedro Almodovar ("La Piel que Habito" en 2011), Asghar Farhadi ("Everybody Knows" en 2018) que Rodrigo Sorogoyen ("El Reino" en 2019).
Avec sa musique, dont l’air rappelle quelquefois le thème principal de "Basic Instinct" (Verhoeven, 1992) composé par Jerry Goldsmith, et son héroïne aussi équivoque que multiple, "Les lignes courbes de dieu" lorgne aussi du côté d’Alfred Hitchcock. Rappelons que Verhoeven prétendait lui-même déconstruire le thriller hitchockien (en l’occurrence "Vertigo") avec "Basic Instinct" – la généalogie parle d’elle-même. S’agissant du film d’Oriol Paulo, ce dernier articule son mimétisme via l’apparence et les mises sophistiquées du personnage d’Alice Gould, dont la blondeur hitchcockienne en amorce laisse peu de place à l’ambiguïté.
Reste un contrepoint à travers lequel "Les lignes courbes de dieu" réussit malgré tout à se démarquer de ses modèles : la déconstruction (timide) du virilisme et de la domination masculine. Mais quand bien même ce développement trouve quelques rares accomplissements au fil des dialogues, celui-ci se montre un peu trop dans l’air du temps pour apparaître tout à fait honnête et pertinent. Même si la répartie d’Alice Gould face à l’emprise et à l’autorité arbitraire de ses geôliers implicites (psychiatres, professeurs, patients…) tombe quelquefois juste. À commencer par ces instants où elle remet en cause l’influence parfois délétère (sur les femmes, essentiellement) des préceptes et analyses d’un certain Sigmund Freud. Il n’empêche que ces quelques pas de côté et élans d’impertinence ne suffisent pas à sortir tout à fait "Les lignes courbes de dieu" de la platitude. D’autant plus que cette critique sous-jacente de la masculinité et des figures totémiques fut largement utilisée par Hitchcock il y a fort longtemps, par exemple dans "La Maison du docteur Edwardes" - autre film culte se déroulant dans un hôpital psychiatrique.
C’est donc sans passion mais sans supplice non plus que le spectateur cède au petit manège cousu de fil blanc proposé dans "Les lignes courbes de dieu". Un voyage assez creux en somme – n’en déplaise à son titre pompeux et à ses casse-tête en carton-pâte – qui ne déplait pas pour autant, grâce à quelques rebondissements et à la présence de Bárbara Lennie, parfois magnétique en dépit d’une direction d’acteurs en berne. Pas de quoi cependant révéler une fois pour toutes le cinéaste Oriol Paulo et lui permettre de sortir du conformisme aseptisé qu’il cultive film après film.
Adapté d’un livre éponyme paru en 1979 et signé Torcuato Luca de Tena, "Les lignes courbes de dieu" est proposé par Netflix.
Les lignes courbes de dieu
De : Oriol Paulo
Avec : Bárbara Lennie, Laureto Mauleon, Eduard Fernández, Javier Beltrán
Genre : thriller, drame
Pays : Espagne
Année : 2022