- Réalisateur : Léa Mysius
- Acteurs : Adèle Exarchopoulos, Daphné Patakia
Dans un décor montagneux étouffant, Léa Mysius entrelace un drame psychologique étonnant, entre puzzle mystérieux et conte incandescent. Une simili-romance à la lisière de l’horreur et du fantastique, hantée par le jeu fiévreux d’Adèle Exarchopoulos.
Les Cinq Diables
De : Léa Mysius
Avec : Adèle Exarchopoulos, Sally Dramé, Swala Emati, Moustapha Mbengue, Daphne Patakia
Genre : thriller psychologique, drame, fantastique
Année : 2022
Le pitch : Vicky, petite fille de huit ans singulière et solitaire, possède une aptitude hors du commun : elle peut sentir et reproduire chacune des senteurs à sa portée, qu’elle accumule ensuite dans des récipients soigneusement classés. C’est ainsi qu’elle parvient à extraire secrètement l’odeur de sa mère, Joanne, qu’elle aime follement sinon maladivement. Lorsque Julia, la sœur de son père, fait irruption dans leur vie, Vicky élabore son odeur pour mieux la percer à jour. Une expérience qui la propulse dans des réminiscences étranges où elle s’apprête à découvrir les secrets de sa famille et de sa propre existence.
Notre avis : sombre comme les ténèbres sinon suffocante par essence, la bande originale des "Cinq Diables" - signée par l’excellente compositrice uruguayenne Florencia Di Concilio - annonce d’entrée de jeu l’angoisse latente de ce deuxième film de Léa Mysius. Avant même qu’un seul mot ne soit prononcé, quelque chose d’énigmatique et d’implacable enserre déjà les personnages. L’inquiétude ne provient pas tant de l’embrasement liminaire du complexe sportif ou des hurlements qui l’accompagnent que de la manière par laquelle les protagonistes s’inscrivent dans l’espace. Isolés dans une vallée cernée par les montagnes, prisonniers d’un quotidien amorphe et soumis à l’étroitesse d’esprit des habitants (racisme, homophobie…), rien ne va pour Joanne (éclatante Adèle Exarchopoulos), Jimmy (cérébral Moustapha Mbengue), Vicky (stupéfiante Sally Dramé), Julia (inquiétante Vicky) ou encore Nadine (Daphne Patakia, en damnée que l’on dirait tout droit sortie de la série "Twin Peaks"). Pour chacun de ces derniers, l’existence confine à la malédiction. Il s’agit pour eux de tenter de vivre à une place qui n’est pas la leur. En ce sens, "Les Cinq Diables" reflète peut-être le constat amer d’un déterminisme sociologique inexorable. Mais la réalisatrice et scénariste Léa Mysius transcende ce dispositif pour tendre vers autre chose, quelque part à mi-chemin entre le thriller psychologique, le drame et le conte.
Très contrastée et saturée, la photographie des "Cinq Diables" puise dans l’imaginaire du cinéma de genre. D’où une volonté de prendre ses distances avec par exemple la vraisemblance du cinéma social des frères Dardenne, pour rallier une expérience plus sensitive et allégorique aux frontières du cauchemar et de la rêverie pop. Qu’importe l’inclination vaguement fantastique ici à l’œuvre, "Les Cinq Diables" n’investit cependant l’extraordinaire que pour mieux mettre à nu le réel. Les dispositions hors-normes de Vicky et sa tendance à pénétrer les souvenirs refoulés ou dissimulés, exaltent en effet autant le suspense que l’onirisme. Or, ce grand écart entre réalité et métaphore rappelle l’esprit du film "Vaudou" (Jacques Tourneur, 1943) ou plus récemment celui de "Zombi Child" (Bertrand Bonello, 2019). Et pour cause, "Les Cinq Diables" n’explore pas seulement le passé qui ne passe pas des personnages, leur destin sorti de ses gonds. Il sonde aussi une imprécation plus ancienne, hantise qui perdure partout et surtout dans nos sociétés les plus enclavées : le racisme. C’est pourquoi le long-métrage, en plus de résorber de façon tortueuse la fatalité, déploie en creux une telle atmosphère incantatoire, pour tenter de conjurer le sort et d’en appeler le présent à exorciser les horreurs passées.
Toute la mise en scène et le scénario des "Cinq Diables" donnent en ce sens une certaine idée de l’enfer ordinaire. Innombrables, les allégories parlent d’elles-mêmes avec notamment : la piscine-pandémonium à laquelle est enchaînée Nadine ; le lac glacé où Joanne tente d’éteindre le feu qui la submerge ; les odeurs atroces via lesquelles s’étourdit Vicky pour éprouver le réel ; le métier de pompier de Jimmy en guise de réponse impuissante aux ravages passé du feu ; l’enivrement de Julia pour l’arracher à ses visions et au fantôme d’un amour impossible. Ces idées fourmillantes, qui permettent de dessiner des personnages denses et habités, font des "Cinq Diables" une œuvre aussi vibrante qu’oppressante. Reste que cette multiplicité du film comporte aussi quelques écueils : en empruntant de trop nombreuses trajectoires (celle de Vicky, du drame social et d’une histoire d’amour chagrine), le scénario se perd légèrement, ou tout au moins se retrouve-t-il contraint de délaisser quelques éléments en cours de route. Il en va ainsi de certains personnages en définitive pas suffisamment exploités, ou encore du versant social pas toujours assez solide. Il n’empêche : cette sorte de carambolage entre Stephen King et Céline Sciamma mérite le détour, ne serait-ce que pour ses décors envoûtants, sa profondeur quelquefois vertigineuse, son entrelacement de vies manquées et son mystère hypnotique.
Suspense inclassable signé Léa Mysisus, "Les Cinq Diables" est disponible sur Canal +.