Bepolar : Comment est née l’idée de ce roman, Le Bourreau du pape ? Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce personnage de bourreau, Giovanni Battista Bugatti ?
Serena Gentilhomme : Méconnu en France, ce probe fonctionnaire – auteur de 516 justices au nom de Sa Sainteté – est une véritable légende urbaine, surtout à Rome, où son sobriquet de Mastro Titta est devenu synonyme de bourreau. On dit même que son fantôme hante le pont Saint-Ange, qu’il ne traversait que pour accomplir ses hautes œuvres, car il n’avait pas le droit de traverser le Tibre. Il devait se tenir coi dans son échoppe de vendeur de parapluies, au milieu d’autres commerces miteux du malodorant Borgo Pio, à Trastevere. Mais, au-delà du personnage, c’est sa profession qui m’a toujours fascinée : tout bien pesé, le bourreau incarne nos pulsions les plus obscures, les plus violentes, que nous légitimons par une idée de justice qui s’apparente à la loi du talion. Qui n’a jamais prononcé la phrase : je ne suis pas pour la peine de mort, mais… C’est sur ce mais que l’existence du bourreau se justifie : le passage à l’acte sanglant étant problématique pour la plupart d’entre nous, celui qui peut s’en charger en toute légalité est le bienvenu. Cela dit, la carrière de Mastro Titta reste exceptionnelle : il exécuta sa première justice à l’âge de dix-sept ans, prit sa retraite, contraint et forcé, à quatre-vingt cinq ans et, le18 juin 1869, cet étonnant nonagénaire mourut dans son lit. Enfin, on le présume, car on n’en sait rien.
Bepolar : C’est une figure historique très intéressante. Comment avez-vous travaillé en matière de documentation ?`
Serena Gentilhomme : En 1886, le florentin Alessandro Ademollo (1826-1891), journaliste, critique de théâtre, érudit et glaneur de curiosités historiques, publia, chez l’éditeur Lapi (Città di Castello, 1886), le carnet de Giovanni Battista Bugatti, avec cette présentation : Ce fut un bourreau modèle, un artiste vraiment digne du théâtre dans lequel il était appelé à agir. Bugatti joua son rôle pendant soixante-huit ans et il déploya son identique habileté dans toutes sortes de supplice : le bris des os, le dépeçage, la potence et la guillotine. La publication d’Ademollo parut sous le titre Les Notes de Mastro Titta, bourreau romain. Ses supplices et ses suppliciés. Les Justices exécutées par Gio. Batt. Bugatti et par son successeur, 1796-1870. Son éditeur la présenta comme une œuvre incontournable en matière d’histoire criminelle et pénale de l’État Vatican, mais la lecture d’un catalogue n’a jamais rien eu de passionnant. Donc, ce ne fut pas la laborieuse transcription d’Ademollo qui rendit à Mastro Titta sa célébrité : celle-ci explosa en 1891, quand l’éditeur turinois Edoardo Perino (1845-1895) prit l’initiative d’introduire à Rome la publication de feuilletons, diffusés par les crieurs de journaux à cinq centimes. Parmi les nombreux best-sellers ainsi édités, un surtout fit le buzz, sous le titre de Mastro Titta, le bourreau de Rome : les mémoires d’un exécuteur des hautes œuvres écrits par lui-même. Ça sent le fake à plein nez, et c’en est un. Son auteur serait – le conditionnel est de mise, au vu des incompatibilités stylistiques entre les différentes parties – Ernesto Mezzabotta, journaliste (1852-1901). Grâce à lui et à son équipe, les très factuelles informations de Mastro Titta se transformèrent en torrentiels récits de sang et de sexe. À l’époque du Grand Guignol, le lectorat en voulait pour ses cinq centimes, et il en avait, quand il découvrait, chaque semaine, des rebondissements aux titres suggestifs : Le Délire dans la terreur, Les dernières étreintes après l’assassinat, Une orgie dans l’hôtel particulier du Cardinal. On en passe et des plus sulfureux, dont l’écriture indigeste assommerait le plus indulgent des bibliophiles, ce qui n’empêche pas, de nos jours, la réédition régulière de ces Mémoires qui sont une véritable usine à fantasmes, où piochent sans vergogne les auteurs les plus disparates. Moi la première ! Bref, mon texte est un apocryphe qui s’assume et qui dit son nom.
Bepolar : C’est une biographie romancée, passionnante. Comment avez-vous complété les zones d’ombres de la vérité historique ?
Serena Gentilhomme : En ce qui concerne Mastro Titta – hormis ses dates de naissance, de mort et son catalogue de patients –, on n’a rien sur lui, pas le moindre portrait, pas le moindre indice sur sa vie privée – les zones d’ombre engloutissent littéralement les lumières de la vérité historique, ce qui est du pain béni pour un romancier, lequel se sent libre de fantasmer à sa guise, de broder des tapisseries sur la base de ce canevas brut qu’est le calepin de Mastro Titta. Par exemple, les informations que je donne sur son enfance, sur son père et sur son éducation sont une pure invention de ma part. En revanche, j’ai eu un souci de fidélité absolue au contexte historique d’une Italie en plein bouleversement géopolitique : d’un mosaïque d’États sous domination étrangère, elle s’acheminait vers une unification problématique – et qui pose encore problème aujourd’hui, mais, ça c’est une autre question.
Bepolar : Il est assez fier d’avoir exécuté tous ces gens. Quel distance avez-vous eu avec ce personnage ? Quel regard portez-vous sur lui ?
Serena Gentilhomme : Dans son court métrage La Ricotta (1963), Pier Paolo Pasolini déclare, via Orson Welles, que « l’homme est un monstre, un dangereux criminel : conformiste, raciste, colonialiste, esclavagiste, je m’en foutiste ! ». Or, c’est bien cette inhumaine humanité que j’ai voulu souligner chez ce moribond qui étale, avec complaisance, celles qu’il considère comme ses qualités majeures : la méfiance envers les étrangers, la misogynie, les refus de toutes les forces novatrices – qu’elles soient politiques ou artistiques –, donc le conformisme absolu, avec son inévitable et néfaste dérive vers l’obéissance aveugle au pouvoir. Paradoxalement, au fur et à mesure que j’avançais dans mon texte, je me sentais de plus en plus proche de mon personnage, car, au fond, le surmoi est bien fragile : il suffit que certaines émotions profondes soient touchées et voilà que le cerveau reptilien se réveille, faisant voler en éclat tout un échafaudage de bons principes et nous rendant capables des pires actions, des pires lâchetés. Et ce n’est pas pour rien que j’ai déclaré, sur les réseaux sociaux que « Mastro Titta, c’est moi ! » – à prendre au degré que vous souhaitez, bien sûr.
Bepolar : On sait qu’au moyen-âge, la position de bourreau était particulière dans la société. Qu’en était-il au XIXème en Italie ?
Serena Gentilhomme : En Italie, le personnage du bourreau a toujours été tabou. Si Mastro Titta est devenu une légende, c’est à cause de sa carrière exceptionnelle et de sa longévité. Signalons tout de même une différence essentielle avec la même institution en France, où nous avons eu des dynasties d’exécuteurs, comme les Sanson, à l’époque de la Terreur, ou, plus tard les Deibler : une telle affaire de famille n’a jamais existé en Italie, où, pourtant, les traditions familiales sont à l’honneur !
Bepolar : Le roman vient de sortir. Qu’est-ce que vous aimeriez que les lecteurs et lectrices en retiennent ?
Serena Gentilhomme : Qu’un Mastro Titta sommeille en tout un chacun et qu’un rien suffit à le réveiller.
Bepolar : Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous désormais ?
Serena Gentilhomme : Sur un serial killer russe, un personnage dostoïevskien qui a réellement existé et qui a trouvé la voie de la rédemption après voir commis d’atroces meurtres d’adolescents. J’espère pouvoir mener mon projet à bon fin, même si c’est, en quelque sorte, un chemin de croix, surtout en cette période de déchirement entre deux peuples slaves – dont la culture est si intimement chère à mon cœur… Comme j’ai peur de « faire fausse couche », je n’en dirai pas plus !