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L’interrogatoire d’Ingrid Astier

Avec La Vague, Ingrid Astier nous entraîne à Tahiti dans le monde du surf et de Teahupo’o, la plus belle vague du monde, la plus mythique et la plus dangereuse. Interview au soleil...

BePolar : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce roman ? Et pourquoi sur Tahiti ?
Ingrid Astier : Il est des livres qu’on porte en soi comme un ressac. La Vague en est. Un long mouvement de flux et de reflux car la première vague de ce livre est celle d’un désir, patient et obstiné comme tous les désirs vrais.
À l’origine, c’est une histoire d’amour. En Polynésie.
Je vous sens sourire mais non : je suis tombée amoureuse d’une vague. Vraiment. La vague de Teahupo’o.
C’était en octobre 2010.
J’avais été invitée en festival Lire en Polynésie par Christian Robert, l’éditeur d’Au Vent des îles. Au début, j’ai cru que cette invitation était une plaisanterie. C’était en fait un rêve : le grand rêve de ma vie. Rejoindre l’ailleurs, le bout du monde, et profiter de cette distance pour laisser décanter en moi un vécu à vif.
Ce rêve venait après un cauchemar. Mon plus proche ami, Gunwal, était mort le 27 décembre 2009, à l’âge de 33 ans. Des mois après, je n’avais toujours pas fait mon deuil.
Après le festival, je suis partie seule à Maupiti. Une île sauvage, préservée. Tous les soirs, je demandais au coucher de soleil pourquoi Gunwal était mort. Comme si le soleil, en disparaissant, l’emportait incessamment. Le jour, j’avais un rituel : nager jusqu’à la passe Onoiau, réputée pour ses violents courants sortants. L’une des passes les plus dangereuses de Polynésie. Avec le recul, je pense que c’était un jeu avec la mort. J’étais montée également en haut du mont Teurafaatiu par des sentiers non balisés, jusqu’à me retrouver presque coincée sur des pentes escarpées et glissantes. Maupiti m’a pourtant sauvée. Un soir, j’ai compris que je ne ferais jamais le deuil de mon ami. Que je porterais toujours cette douleur en moi. Qu’il faudrait juste lui trouver un sens.
La Polynésie reste donc liée à ce mélange de bonheur fou et de désespoir. Sa beauté a su parler à ma douleur.
Après, il y a la rencontre avec la Vague. À Papeete, en 2010, un livre m’a aimantée. J’avais ouvert Teahupo’o, la vague mythique de Tahiti de Tim McKenna et Guillaume Dufau1. Et ce fut le coup de foudre. Depuis ce jour-là, je vous jure que je savais que je reviendrais un jour, rien que pour elle.

BePolar : Vous explorez le monde du surf avec ses mythes liés aux vagues. C’est un univers que vous connaissez bien ?
Ingrid Astier : Étrangement, j’ai grandi en Bourgogne, loin de l’océan. Mais en pleine nature, au milieu de vastes terres libres. Avec mon frère, nous passions nos journées à grimper dans les arbres, à fabriquer des cabanes et des arcs, ou à se mesurer aux raidillons du coin à vélo. Mon frère était un vrai casse-cou — ma meilleure école. Le reste du temps, nous lisions Tout l’Univers, des livres de montagne et des romans. Et Le Guide Michelin  ! Notre jeu favori était de faire tourner un globe lumineux en fermant les yeux, de stopper net la rotation en pointant du doigt un lieu. «  Plus tard, j’irai… là ».
Ce jeu a cristallisé mon imaginaire. Je suis restée fidèle à cet univers. S’enrichir de connaissances, se tester par le sport, manger et rêver de l’ailleurs. L’océan était l’exotisme absolu. Le bleu contre le vert. L’élément liquide, la perte du sol.
Comme les montagnes qui nous faisaient rêver, la mer incarnait l’extrême. J’ai certes grandi loin du surf et de la Polynésie. Mais le sport m’a parée à toute situation. Et chaque fois que je me glissais une fleur de rose trémière derrière l’oreille, je rêvais que j’étais à Tahiti. Toujours se méfier de ses rêves — on finit par les réaliser.
Adolescente, j’ai vécu ensuite l’influence de la culture skate puis celle du quad (roller) à Clermont-Ferrand. Nous n’étions qu’une poignée de patineurs et les descentes étaient… féroces. Mon petit ami de l’époque, Bruno Rolland, est d’ailleurs devenu un grand descendeur à rollers. On sautait des escaliers ensemble, il m’a appris l’amour de la glisse. Quant à nager, j’ai toujours aimé l’eau vive. Une autre forme de glisse. Jeune, j’achetais Anyway, un superbe magazine de skate, et ne jurais que par Jim Phillips, le designer de génie de Santa Cruz. Je ne surfais pas, mais j’ai toujours accompagné les pêcheurs et nagé en conditions extrêmes, comme pour la traversée de l’Oise avec la Brigade fluviale, en décembre 2013. De nuit, à braver le courant hivernal en tee-shirt et maillot de bain. Chaque respiration donnait l’impression d’avaler des boules de neige. Dans l’océan, c’est pareil. Je n’aime pas la plage mais les baies sauvages.

BePolar : Est-ce que vous avez eu besoin de documentations pour le surf comme pour la culture polynésienne ?
Ingrid Astier : La documentation n’est pas ma culture. Mais le terrain, les gens. La documentation est un savoir noble mais mort, fiché. Elle est nécessaire, mais comme une première phase, initiatique. Elle permet d’approcher l’inconnu — non de l’apprivoiser. Le livre de Tim McKenna, Teahupo’o, la vague mythique, est d’un autre type. C’est une source incroyable de savoir sur les surfeurs de Teahupo’o mais aussi un catalyseur. Plus je regardais ce livre, plus mon amour grandissait. Jusqu’à l’obsession. Voir ne me suffisait plus, je voulais toucher. Me faire brasser par la vague — jusqu’à, réellement, y plonger, pour faire corps avec elle.
J’ai donc monté une expédition pour tenir deux mois, seule, en Polynésie au printemps 2018, sur la presqu’île de Tahiti, au bout de la route, là où débute le Fenua Aihere, le Tahiti authentique. Avec de quoi écrire, peindre et dessiner. Et bien sûr nager. C’était mon troisième voyage en Polynésie. Je suis aussi allée à Ahe (pour la pêche) et à Huahine (au Tupuna Garden). Mon savoir vient de ce terreau.
Sur la presqu’île de Tahiti, j’ai retrouvé Michaël Vautor, un virtuose du longboard. Ensuite, j’ai pris le temps de rencontrer le maximum de surfeurs : Simon Thornton, Kauli Vaast et toute sa famille (des dauphins nés), Lorenzo Avvenenti, Tehotu Wong, Baptiste Gossein, l’incroyable Vetea ‘Poto’ David (une légende vivante), Timothée Faraire, Tamatoa pour ne citer qu’eux…
Quant à la culture polynésienne, elle fut nourrie par la lecture constante des ouvrages d’Au Vent des îles et par les rencontres avec les Polynésiens, qu’ils soient écrivains (Chantal Spitz entre autres), boxeurs, trafiquants, pêcheurs ou cultivateurs… Voilà pourquoi La Vague est un roman élémentaire, puisque la terre, l’eau, le feu, et l’air y sont très présents.

Teahupo’o est le diable en robe d’écume.

BePolar : Parlez-nous de LA vague, Teahupo’o... Pouvez-vous nous présenter ce "mythe" ?
Ingrid Astier : Teahupo’o est le diable en robe d’écume. La plus belle vague du monde, sur un emplacement unique, en fer à cheval. Face à la nature magnificente et aux pics des montagnes, qui embrochent les nuages. Elle déferle au large, sur le récif corallien, avec un élan de plusieurs milliers de kilomètres sans rien qui n’arrête sa course depuis l’Antarctique… C’est une vague tubulaire, épaisse, radicale. Elle est la Belle et la Bête, jusqu’à devenir un monstre rugissant, une mâchoire infernale lors des houles dantesques. Quant aux couleurs, il faudrait toute la palette Sennelier pour les restituer ! Sur ce mur liquide, le bleu et le vert conspirent pour s’iriser.
C’est un monument en mouvement. En métamorphose perpétuelle aussi, comme les dieux de l’Antiquité. Un matin, elle est plate comme une raie. Le lendemain, elle ne cesse d’enfler et d’aspirer l’eau jusqu’à faire miroiter la herse de corail du reef, qui vous râpe le crâne comme de la noix de coco. À la zone d’impact, le fracas est apocalyptique, et le déferlement une avalanche.
Comme le disent les Polynésiens, il règne sur ce lieu un mana.
Je pense aux pavillons de thé des Japonais, où la porte était étroite et basse, exprès, pour que même les samouraïs soient obligés de quitter leurs armes et de se courber pour entrer.
Une leçon d’humilité.

BePolar : Une des forces du roman, ce sont vos personnages. Comment les avez-vous construits ?
Ingrid Astier : Merci, il est vrai que je les aime, tous, comme une grande famille. Pour moi, les personnages sont un nid d’oiseau. À travers mes rencontres, je ramasse de la mousse, des bouts de ficelle, un peu de laine ou des brindilles. Le désir, et l’imaginaire, donneront sens à l’épars ou l’infime. Ils serviront de liant, de ciment. Mais il me faut ce choc premier d’une rencontre. Que ce soit Peva, l’homme qui possède la plus belle des vallées, le directeur de l’ifremer, Benoît Beliaeff, l’humanisme fougueux d’un Michaël Vautor ou le destin terrible de Baptiste Gossein, aux jambes brisées par la vague. Approcher le père Christophe, de la cathédrale de Papeete, m’a aussi profondément marquée, jusqu’à le suivre pour une nuit de maraude auprès des plus démunis avec le truck de la Miséricorde.
J’aime que les gens m’entaillent. Qu’ils laissent des marques sur ma sensibilité. Qu’ils me bousculent aussi, jusqu’à me faire douter. Les personnes réelles donneront un socle à mes personnages, un socle bétonné mais sensible. Ensuite, je bâtis sur ces fondations. Il faut beaucoup rêver les personnages, se laisser hanter. Jusqu’à ce qu’ils viennent vous déloger. Alors, il suffit, à travers soi, de les laisser parler… Reva, la mystérieuse Reva, est sans doute le personnage qui m’a le plus possédée. Étrangement, elle est venue voler des parts de moi. À mon insu. Mais comme une encre sympathique — non indélébile. Rien ne se voit — et pourtant tout est là.
Les romans sont des trompe-l’œil : ce qu’ils révèlent est toujours caché.

Une intrigue est une mécanique. Je ne fais que me soumettre à l’énergie qu’elle prodigue.

BePolar : Il y est aussi question de drogue et de sombre pratique. Vous vouliez contrebalancer la beauté des lieux ?
Ingrid Astier : Je ne voulais rien du tout : c’est l’histoire qui veut. Une intrigue est une mécanique. Je ne fais que me soumettre à l’énergie qu’elle prodigue. Après, il faut suivre le rythme… C’est le couvent et l’armée. Je m’impose une discipline d’acier.
La Vague est le roman de la fragilité. Mais la fragilité au pays des géants. Les chargeurs de grosses vagues sont perçus comme des demi-dieux. La Vague explore cette faille d’être enfermé dans l’image que les autres projettent sur nous ou que nous fantasmons de nous-mêmes. C’est le relativisme de l’héroïsme. Sa part d’ombre. Après Point Break, je me demandais ce qu’on pouvait faire qui mêlerait le surf, l’action et l’imaginaire.
Passé un mois en Polynésie, j’ai vu que la drogue était une menace colossale pour un milieu insulaire, à l’équilibre si fragile et déjà malmené par le choc des cultures. L’ice est une drogue de synthèse, surnommée « le médicament qui rend fou ». . C’est une autre forme de vague. Un tsunami qui a submergé la Polynésie.
Quelques bouffées, et le flash est ravageur, hyper addictif. M’intéressait ce contraste entre le paradis luxuriant et le paradis artificiel des cristaux de méthamphétamines. On revient à la fragilité. No ice in paradise, disait Malik Joyeux, le Petit Prince de Tahiti, qui a trouvé la mort en surf à Hawaii, terrassé par la lèvre de Pipeline.

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BePolar : Une des chroniques sur internet parle d’un roman "sombre et lumineux à la fois". Est-ce que cela vous convient comme manière de parler de votre ouvrage ? C’était votre intention ?
Ingrid Astier : Me convenir serait hors sujet. Le droit premier du lecteur est de s’approprier mes romans. En revanche, pour accéder à leur géologie et ne pas en trahir l’esprit, je pense qu’il faut les lire deux fois.
Sinon, je n’ai pas d’intention. Écrire est un acte érotique, non d’intention. Je pense à Bartabas, qui, dans son film Mazeppa, fait dire au maître-écuyer, Franconi, au sujet de sa relation avec le cheval : « En somme, nous forniquons passionnément. »
Écrire est une étreinte. Lire perpétue l’étreinte. Seule m’intéresse cette intimité insensée.

BePolar : Quelles sont vos prochaines dédicaces ?
Ingrid Astier : À la Fête du Livre de Bistrot à Montmartre, à La Bonne Franquette, dimanche 10 mars. Puis sur le stand du Ministère des Outre-mer au Salon du Livre de Paris, samedi 16 mars. Après ce sera le festival de Rochefort, puis Quais du polar à Lyon, fin mars. Il y aura aussi une soirée d’échanges autour du roman aux Éditions Les Arènes mardi 26 mars en soirée, avec une comédienne, Karelle Prugnaud, un guitariste, Xavier Paladian, un surfeur, Guillaume Dufau, et un plongeur de la Fluviale.

BePolar : Et sur quoi travaillez-vous ?
Ingrid Astier : Sur le prochain roman, pour lequel j’avais suivi longtemps la BRI (l’anti-gang).
Mais aussi sur une mise en scène, avec Pierre Richard, de la troupe de Madame Arthur autour des Rita Mitsouko. J’adore Madame Arthur. Miss Morian, Charly Voodoo, Patachtouille, la Vénus de Mille Hommes… Ce sont des artistes complets : ils ont le talent, la sensibilité — et la sensualité. Découvrir Charly Voodoo au piano chez Madame Arthur, c’est avoir Erik Satie aujourd’hui, à portée de main, sans la distance du cérémonial ou du concert. Satie qui déconnerait dans votre salon tout en vous balançant la pluie d’or de ses notes… L’outrance des paillettes, alliée au burlesque, ramène à la fragilité.
Jamais le génie n’a été aussi près. Au plus nu… mais fardé.


Note : 1 Teahupoo, la vague mythique de Tahiti, Au Vent des îles, 2009.

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