
- Réalisateur : Marco Bellocchio
- Acteurs : Toni Servillo, Fabrizio Gifuni, Margherita Buy
- Séries : Esterno Notte
Dans une ambiance suffocante digne d’un thriller, Bellocchio désosse et redéplie le trauma transalpin de la séquestration d’Aldo Moro. Jonglant avec les points de vue et les temporalités, le cinéaste signe un authentique chef d’œuvre, minisérie d’orfèvre en six épisodes.
Esterno Notte
De : Marco Bellocchio
Avec : Fabrizio Gifuni, Margherita Buy, Toni Servillo
Genre : polar, drame, historique
Pays : Italie, France
Année : 2022
16 mars 1978. Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne, se retrouve séquestré par les Brigades rouges. Au bord de la rupture, le gouvernement italien est sommé d’arbitrer entre la négociation, quitte en chemin à mettre en danger la démocratie, ou ne rien lâcher au risque de perdre l’un des siens ?
Du film "Le Traitre", précédent polar labyrinthique de Marco Bellocchio, on retrouve dans la série "Esterno notte" la même atmosphère opaque, fuligineuse et angoissante – on nage à dire vrai en plein thriller. À ceci près qu’ici c’est un homme politique, le président de la Démocratie chrétienne Aldo Moro, qui vient se substituer au mafieux repenti Tommaso Buscetta. Comme souvent à travers l’œuvre du réalisateur italien Marco Bellocchio, l’intrigue et ses protagonistes – tous tirés de faits réels, à savoir cette fois l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges – semblent naviguer en plein cauchemar, inextricable. Sans jamais se poser comme juge ou historien, le cinéaste, fidèle à lui-même et à ses ambiguïtés, examine une énigme du passé en la passant au tamis de ses propres obsessions. L’État, la famille, l’Église, la mafia… Bellocchio dissèque les grandes institutions italiennes, leur puissance, afin de mieux sonder les bas instincts les plus enfouis. Ce faisant, le metteur en scène met son âme à nu et avec elle celle de l’Italie. Pas de hasard lorsqu’apparaît à l’image dès le premier épisode l’affiche du film "Âmes perdues" (Dino Risi, 1977), dont le réalisateur était aussi connu comme… psychiatre : "Esterno Notte" s’érige ainsi comme une sorte de voyage dans la psyché d’un pays, d’un réalisateur et d’une époque (les années de plomb).
Dans "Esterno Notte" et ses six épisodes – à noter que c’est la première fois que Bellocchio tourne une série, même si cette dernière s’apparente davantage de par son dispositif à un film de cinq heures –, l’intime et le politique se juxtaposent. Comment exorciser les tenants et aboutissants d’un enlèvement aussi long (55 jours !) et inexplicablement fatal que celui d’Aldo Moro, dont la disparition fut synonyme pour beaucoup de stupéfaction ? Comment rendre compte du cataclysme que cet événement déclencha dans la vie politique italienne ? Sans jamais proposer de réponse univoque, Marco Bellocchio cultive une polysémie en forme de dédale maudit. Au sein de cet écheveau, les personnages vagabondent et déambulent dans le néant, comme pris de démences. Tiraillés par leurs hantises, ils sentent roder la mort jusque dans les palais vides, les églises ténébreuses… "Esterno Notte" malaxe et distord alors le réel à tel point qu’en jaillit un film noir fleuve aussi mystérieusement haletant que somptueux – voir la splendide dialectique qui s’opère entre clair et obscur (photographie aussi étouffante que resplendissante), pour mieux renvoyer dos à dos les brigades rouges et les institutions qui semblent sacrifier sciemment Moro, en dépit de tout bon sens sinon au gré d’une pulsion suicidaire.
De quoi Marco Bellocchio, l’un des réalisateurs italiens les plus prodigieux de sa génération, est-il le nom – nom qui se renouvèle et redouble avec "Esterno Notte" ? Bien évidemment de la nuit, vraisemblablement de la sensibilité, du mystère voire de l’abstraction, dont il ne cesse d’incarner avec force le caractère nébuleux et suspendu. Mais s’en contenter serait oublier la maîtrise du cinéaste et son talent de conteur. Car avec "Esterno Notte", ce dernier fait montre d’un sens du récit fascinant et passionnant. Le découpage, entre la chronologie des faits et la succession des dates, déborde d’habileté. Il ne s’agit pas de mesurer les torts et les raisons de chacun, mais plutôt de comprendre que chacun a ses raisons. C’est remarquable, servi par un casting exceptionnel (Fabrizio Gifuni, Margherita Buy, Toni Servillo, Fausto Russo Alesi…) et nettement plus réussi que le long-métrage "Buongiorno, notte" (2003), film de Bellocchio qui abordait déjà l’enlèvement et la séquestration d’Aldo Moro.
Présentée dans la section Cannes Première en 2022, "Esterno Notte" est une série de six épisodes tirée de faits réels et signée Marco Bellocchio. Elle est disponible en Replay sur Arte depuis le 8 mars 2023.