- Réalisateur : Rodrigo Sorogoyen
- Acteurs : Marina Foïs, Denis Ménochet, Luis Zahera, Marie Colomb, Diego Anido
Aussi sec que fatidique, "As Bestas" est de ces suspenses psychologiques qui paralysent son spectateur jusqu’au dernier instant. Cette mise sous pression signée Rodrigo Sorogoyen se révèle-t-elle stérile ou fructueuse ?
Olga et Antoine, couple de Français désireux de retrouver une vie paisible, sont installés depuis peu dans une petite localité perdue dans les montagnes, en plein cœur de la campagne de Galice. Devenus maraîchers, ils restaurent en parallèle des maisons abandonnées pour permettre le repeuplement du village. Mais leur présence et leur combat pour le bien commun ne cessent d’importuner leurs voisins. Si bien que la tension s’accentue jour après jour…
Pour se représenter l’atmosphère d’"As Bestas" et plus généralement des films de Rodrigo Sorogoyen, il convient d’imaginer le cinéma de Michael Haneke se parant de la sensibilité du réalisateur anglais John Boorman. Un peu comme si "Funny Games" prenait le temps de caresser ses protagonistes en leur permettant quelquefois d’exister (toutes proportions gardées) par-delà souffrance et tourments. Cette nuance vaguement poétique n’en rend pas moins "As Bestas" implacable et terriblement glaçant. Il faut dire que le long-métrage choisit aussi sournoisement que minutieusement ses références, toutes plus lugubres les unes que les autres. Et pour cause : on navigue ici au carrefour des "Chiens de paille" de Sam Peckinpah (1971) et du "Délivrance" de John Boorman (1972). "As Bestas" s’empare ainsi du dispositif du premier – l’émigration d’un couple de petits bourgeois, bientôt harassé par des autochtones – tout en revisitant le principe du second – le survival rural et la nature impitoyable. Ce qui n’empêche pas le film de se distinguer de ses modèles, tout particulièrement par son soin du détail et son écriture ciselée, modèle d’économie de moyen et de non-ostentation.
"As Bestas" revisite quelques motifs des plus universels : le déracinement, la cohabitation et la promiscuité avec autrui. À l’image du personnage de David dans "Les Chiens de paille", Antoine passe mécaniquement pour un ennemi aux yeux de la plupart des habitants natifs. C’est que ce bobo intello sur les bords qui choisit sciemment de s’installer dans un espace auquel la plupart ici tentent d’échapper, finit par allégoriser une lutte des classes. Xan et Lorenzo, les deux voisins paupérisés et désenchantés qui jouxtent la maison d’Antoine et Olga, nourrissent en effet une haine sans borne à l’égard du couple. Ces deux frères ne digèrent pas que ces nouveaux venus s’opposent à l’installation par une multinationale d’éoliennes sur les hauteurs du village. Éoliennes qui permettraient à Xan et Lorenzo grâce à l’argent reçu en échange, du moins les deux hommes s’en persuadent, de quitter enfin la région pour s’installer en ville et se soustraire ainsi à une vie de labeur. Cette antipathie infinie et profonde des deux frères laissés-pour-compte, qui vire par dépit à la xénophobie crasse, Rodrigo Sorogoyen la filme comme un étau inexorable. Où chaque mot et mouvement des personnages ne cessent jamais de ramener Antoine à son statut de proie. La séquence liminaire d’"As Bestas", au cours de laquelle des hommes soumettent des chevaux sauvages au corps-à-corps, donne d’entrée de jeu la couleur : la métaphore absolue du combat sans merci à venir.
Alors qu’"As Bestas" pourrait facilement glisser dans la surenchère, le film démontre une acuité et une justesse de (presque) tous les instants. Ici, toutes les petites phrases comptent de même que le moindre regard et la plus infime expression. Qu’il soit question d’autopsier une Espagne à deux vitesses écartelée entre la mondialisation et la pauvreté, entre la ville et la campagne, ou d’esquisser le dialogue impossible entre deux mondes étrangers, le long-métrage déborde de maîtrise. Certes, tout cela par une certaine rigidité (par exemple à cause des deux parties en miroir, avec Antoine d’un côté et la rationalité mortifère de la technologie – le recours à la caméra –, de l’autre avec Olga résistant mordicus à toute animosité et violence) manque parfois de rondeurs et de mise en scène, mais la terreur mentale et la sécheresse virtuose l’emportent sur l’inaction.
Cette réussite d’"As Bestas" par delà le schématisme de sa structure en diptyque tient aussi en grande partie aux acteurs. Si Marina Fois, exemplaire de patience, et Denis Ménochet, éclatant de douceur et de terreur rentrée, impressionnent, les deux prestations les plus époustouflantes du film restent celles de Luis Zahera et Diego Anido. Dans le rôle des frères Xan et Lorenzo, les deux acteurs rivalisent de sauvagerie et de férocité. Diego Anido, à lui tout seul, apparaît d’ailleurs au gré de ses expressions foisonnantes de l’hostilité comme l’une des incarnations les plus effroyables du dégoût et du ressentiment. Par-dessous son innocence, se cachent un calcul et une barbarie inouïs. Une malveillance et une cruauté que pas même le sourire rayonnant d’Olga ne suffit in fine à adoucir ou à estomper.
Sorti en salles en juillet 2022, "As Bestas" est disponible en VOD notamment via Canal + et PremiereMax.